Travail forcé au Myanmar (Birmanie)
Rapport de la commission d'enquête
instituée en vertu de l'article 26 de la Constitution
de l'Organisation internationale du Travail
pour examiner le respect par le Myanmar
de la convention (no 29) sur le travail forcé, 1930
Organisation internationale du Travail
Genève, 2 juillet 1998
Partie I. Institution de la commission
1. Dépôt de la plainte et constitution de la commission
Partie II. Procédure suivie par la commission
2. Première session de la commission
1) Déclaration solennelle faite par les membres de la commission
2) Adoption de la procédure à suivre par la commission
3) Communication d'informations supplémentaires
4) Mesures adoptées en vue de la deuxième session et des travaux ultérieurs de la commission
3. Communications reçues par la commission après sa première session
4. Deuxième session de la commission
5. Visite de la commission dans la région
6. Troisième session de la commission
Partie III. Allégations des parties et historique de l'affaire
7. Résumé de la plainte et des observations du gouvernement
1) Allégations de fait soumises par les plaignants
A. Rapports et déclarations antérieurs du gouvernement de Birmanie/Myanmar sur l'application de la convention (no 29) sur le travail forcé, 1930, commentaires et réclamation d'organisations professionnelles et observations, conclusions et demandes des organes de contrôle de l'OIT
2) Réclamation de 1993 présentée en vertu de l'article 24 de la Constitution de l'OIT
Partie IV. Examen de l'affaire par la commission
A. Droit international général -- esclavage, travail forcé et autres pratiques connexes
B. Obligations au titre de la convention (n° 29) sur le travail forcé, 1930
1) Mesures prévues par les articles 1, paragraphe 1, et 25 de la convention
2) Définition du travail forcé et obligatoire et portée des exceptions
a) Le service militaire obligatoire
b) Obligations civiques normales
c) Travail pénitentiaire
d) Cas de force majeure
e) Menus travaux de village
3) Statut actuel de l'article 1, paragraphe 2, et des articles 4 et suivants de la convention
10. Brève description du Myanmar
11. Législation du Myanmar intéressant l'affaire
2) Restrictions à la liberté de mouvement et à la citoyenneté
3) Service militaire obligatoire et circonscription forcée
4) Sanctions pour imposition illégale de travail forcé ou obligatoire
12. Conclusions de la commission concernant les faits
A. Recevabilité et valeur probante des éléments de preuve testimoniale et documentaire
B. Ligne de conduite générale des autorités du Myanmar
C. Analyse thématique des formes de travail et de services réquisitionnées par certaines autorités
13. Examen du respect de la convention
a) Applicabilité de la définition du travail forcé
b) Non-applicabilité des exceptions définies à l'article 2, paragraphe 2, de la convention
c) Expiration de la période transitoire
d) Rôle de directives secrètes et du paiement de salaires
3) Législation concernant le service militaire obligatoire
4) Sanctions pour imposition illégale de travail forcé ou obligatoire
B. La pratique nationale considérée à la lumière de la convention
1) Réquisition de main-d'œuvre
2) Réquisition de main-d'œuvre pour des fins diverses, examinée à la lumière des exceptions prévues à l'article 2, paragraphe 2 a), b), d) et e), de la convention
a) Portage
b) Travail pour les camps militaires et autres travaux d'appui aux forces armées
c) Conscription forcée
d) Travail sur des projets agricoles, forestiers et d'autres projets de production
e) Construction et entretien de routes, voies ferrées et ponts
f) Autres travaux d'infrastructure
g) Travaux à caractère général
a) Pertinence résiduelle des articles 4 et suivants de la convention
b) Violation d'interdictions spécifiques
4) Punition de l'imposition illégale de travail forcé ou obligatoire
Partie V. Conclusions et recommandations
14. Conclusions et recommandations
Annexes
Institution de la commission
1. Dépôt de la plainte
et constitution de la commission
1. Par une lettre datée du 20 juin 1996 adressée au Directeur général du BIT, 25 délégués travailleurs à la 83e session de la Conférence internationale du Travail (juin 1996)(1) , ont déposé une plainte en vertu de l'article 26 de la Constitution contre le gouvernement du Myanmar pour non-respect des dispositions de la convention (no 29) sur le travail forcé, 1930, qu'il a ratifiée le 4 mars 1955 et qui est entrée en vigueur pour le Myanmar le 4 mars 1956. La plainte déclare en particulier que:
Les violations grossières de la convention [n° 29] par le Myanmar sont dénoncées depuis trente ans par les organes de contrôle de l'OIT. En 1995, et de nouveau en 1996, elles ont fait l'objet de paragraphes spéciaux dans le rapport de la Commission de la Conférence pour l'application des conventions et recommandations, et cette année le gouvernement a en plus été nommément mentionné par la commission pour son défaut continu d'assurer le respect effectif de la convention.
En outre, en novembre 1994, le Conseil d'administration a adopté le rapport du comité qu'il avait créé pour examiner la réclamation présentée par la Confédération internationale des syndicats libres [CISL] contre le gouvernement du Myanmar au motif que celui-ci n'avait pas assuré le respect effectif de la convention no 29.
Le gouvernement a montré qu'il n'était pas disposé à donner suite aux appels répétés des organes de contrôle de l'OIT l'invitant à abroger et révoquer les textes législatifs autorisant le recours au travail forcé et à assurer que le travail forcé soit éliminé dans la pratique. Dans ces conditions, la commission pour l'application a de nouveau exprimé sa profonde préoccupation devant le recours systématique au travail forcé au Myanmar.
En dépit de ses assurances selon lesquelles les pouvoirs conférés par la législation en cause -- la loi sur les villages (1908) et la loi sur les villes (1907) -- ne seraient plus en usage depuis 1967 et les lois susnommées seraient actuellement examinées en vue de leur abrogation, le gouvernement s'est manifestement gardé de fournir les informations demandées sur les mesures concrètes éventuellement prises pour modifier la législation.
En fait, il est clair que le recours au travail forcé prend de plus en plus d'ampleur et que les autorités du Myanmar en sont directement responsables et qu'elles sont impliquées de manière active dans son exploitation.
La réclamation présentée par la CISL en janvier 1993, en vertu de l'article 24 de la Constitution, portait sur le cas particulier du recrutement forcé et de l'utilisation abusive de porteurs par les militaires. C'était, à l'époque, le premier sujet de préoccupation.
Depuis lors, cependant, le recours au travail forcé est devenu systématique; il est pratiqué à une échelle toujours plus large et s'étend à un nombre croissant de secteurs d'activités. Un grand nombre de travailleurs forcés est maintenant employé pour la réalisation de projets ferroviaires, routiers, de construction et d'autres projets d'infrastructure, dont beaucoup s'inscrivent dans le cadre des efforts déployés par le gouvernement pour promouvoir le tourisme au Myanmar. En outre, les militaires confisquent des terres aux villageois, qu'ils contraignent ensuite à les cultiver au profit des usurpateurs.
La situation est aujourd'hui la suivante: le gouvernement du Myanmar, loin de prendre des mesures pour faire cesser la pratique du travail forcé, l'encourage activement, au point que nous sommes désormais en présence d'un abus endémique touchant des centaines de milliers de travailleurs soumis aux formes d'exploitation les plus extrêmes, qui se soldent trop souvent par des pertes en vies humaines.
2. Des éléments de preuve supplémentaires ont été adressés au BIT au nom des plaignants, par une lettre du 31 octobre 1996 annexée au présent rapport(2) .
2) Dispositions de la Constitution
de l'Organisation internationale du Travail
concernant les plaintes relatives
au non-respect des conventions ratifiées
3. La procédure selon laquelle les délégués travailleurs ont déposé leur plainte contre le gouvernement du Myanmar est établie par les articles 26 à 29 et 31 à 34 de la Constitution de l'OIT qui sont libellés dans les termes suivants:
Article 26
1. Chacun des Membres pourra déposer une plainte au Bureau international du Travail contre un autre Membre qui, à son avis, n'assurerait pas d'une manière satisfaisante l'exécution d'une convention que l'un et l'autre auraient ratifiée en vertu des articles précédents.
2. Le Conseil d'administration peut, s'il le juge à propos, et avant de saisir une commission d'enquête selon la procédure indiquée ci-après, se mettre en rapport avec le gouvernement mis en cause de la manière indiquée à l'article 24.
3. Si le Conseil d'administration ne juge pas nécessaire de communiquer la plainte au gouvernement mis en cause ou si, cette communication ayant été faite, aucune réponse ayant satisfait le Conseil d'administration n'a été reçue dans un délai raisonnable, le Conseil pourra former une commission d'enquête qui aura pour mission d'étudier la question soulevée et de déposer un rapport à ce sujet.
4. La même procédure pourra être engagée par le Conseil soit d'office, soit sur la plainte d'un délégué à la Conférence.
5. Lorsqu'une question soulevée par l'application des articles 25 ou 26 viendra devant le Conseil d'administration, le gouvernement mis en cause, s'il n'a pas déjà un représentant au sein du Conseil d'administration, aura le droit de désigner un délégué pour prendre part aux délibérations du Conseil relatives à cette affaire. La date à laquelle ces discussions doivent avoir lieu sera notifiée en temps utile au gouvernement mis en cause.
Article 27
Dans le cas où une plainte serait renvoyée, en vertu de l'article 26, devant une commission d'enquête, chacun des Membres, qu'il soit ou non directement intéressé à la plainte, s'engage à mettre à la disposition de la commission toute information qui se trouverait en sa possession relativement à l'objet de la plainte.
Article 28
La commission d'enquête, après un examen approfondi de la plainte, rédigera un rapport dans lequel elle consignera ses constatations sur tous les points de fait permettant de préciser la portée de la contestation, ainsi que les recommandations qu'elle croira devoir formuler quant aux mesures à prendre pour donner satisfaction au gouvernement plaignant et quant aux délais dans lesquels ces mesures devraient être prises.
Article 29
1. Le Directeur général du Bureau international du Travail communiquera le rapport de la commission d'enquête au Conseil d'administration et à chacun des gouvernements intéressés dans le différend, et en assurera la publication.
2. Chacun des gouvernements intéressés devra signifier au Directeur général du Bureau international du Travail, dans le délai de trois mois, s'il accepte ou non les recommandations contenues dans le rapport de la commission et, au cas où il ne les accepte pas, s'il désire soumettre le différend à la Cour internationale de Justice.
Article 31
La décision de la Cour internationale de Justice concernant une plainte ou une question qui lui aurait été soumise conformément à l'article 29 ne sera pas susceptible d'appel.
Article 32
Les conclusions ou recommandations éventuelles de la commission d'enquête pourront être confirmées, amendées ou annulées par la Cour internationale de Justice.
Article 33
Si un Membre quelconque ne se conforme pas dans le délai prescrit aux recommandations éventuellement contenues soit dans le rapport de la commission d'enquête, soit dans la décision de la Cour internationale de Justice, selon le cas, le Conseil d'administration pourra recommander à la Conférence telle mesure qui lui paraîtra opportune pour assurer l'exécution de ces recommandations.
Article 34
Le gouvernement en faute peut, à tout moment, informer le Conseil d'administration qu'il a pris les mesures nécessaires pour se conformer soit aux recommandations de la commission d'enquête, soit à celles contenues dans la décision de la Cour internationale de Justice, et peut lui demander de bien vouloir faire constituer une commission d'enquête chargée de vérifier ses dires. Dans ce cas, les stipulations des articles 27, 28, 29, 31 et 32 s'appliqueront, et si le rapport de la commission d'enquête ou la décision de la Cour internationale de Justice sont favorables au gouvernement qui était en faute, le Conseil d'administration devra aussitôt recommander que les mesures prises conformément à l'article 33 soient rapportées.
3) Résumé des mesures prises par le Conseil d'administration
du Bureau international du Travail à la suite du dépôt
de la plainte et de l'institution de la commission
4. A sa 267e session (novembre 1996), le Conseil d'administration a été saisi d'un rapport de son bureau (GB.267/16/2) concernant l'objet de la plainte. Ce rapport rappelait, entre autres choses, les dates de ratification et d'entrée en vigueur de la convention (no 29) sur le travail forcé, 1930 (dénommée ci-après «convention no 29») pour le Myanmar. Il a également signalé que les 25 plaignants étaient, à la date du dépôt de la plainte, des délégués travailleurs de leur pays à la 83e session de la Conférence internationale du Travail. En conséquence, ils étaient en droit de déposer une plainte en vertu de l'article 26, paragraphe 4, de la Constitution s'ils estimaient que le gouvernement du Myanmar n'assurait pas d'une manière satisfaisante l'exécution de la convention no 29. En outre, le rapport indiquait ce qui suit:
Une discussion sur le fond de la plainte ne saurait être envisagée au stade actuel. En effet, il serait incompatible avec le caractère judiciaire de la procédure prévue à l'article 26 et aux articles suivants de la Constitution qu'une discussion ait lieu, au Conseil d'administration, sur le fond d'une plainte alors que le Conseil ne dispose pas des considérations du gouvernement contre lequel cette plainte a été présentée, ni de l'appréciation objective de l'ensemble du cas de la part d'un organisme indépendant. En outre, une telle discussion serait inappropriée tant qu'une proposition de renvoyer la plainte devant une commission d'enquête est en attente devant le Conseil d'administration, ou tant que l'affaire est encore en instance devant une commission d'enquête. Si une commission d'enquête doit être instituée -- ce qu'il appartiendra au Conseil d'administration de décider en vertu de l'article 26, paragraphe 4, de la Constitution --, c'est lorsque celle-ci aura présenté son rapport sur le fond de la plainte que le Conseil pourra être appelé à prendre des mesures à son sujet.
5. A la même session, le Conseil d'administration a pris les décisions suivantes:
6. Par une lettre datée du 23 décembre 1996, le Directeur général a informé le gouvernement du Myanmar des décisions mentionnées ci-dessus.
7. Par une lettre datée du 5 février 1997, la Mission permanente de l'Union du Myanmar à Genève a transmis les observations du gouvernement du Myanmar sur la plainte et sur les éléments de preuve supplémentaires présentés. Ce document (sans ses annexes confidentielles) est joint au présent rapport (annexe II).
8. A sa 268e session (mars 1997), le Conseil d'administration a été saisi d'un autre rapport de son bureau (GB.268/15/1) qui relevait que:
Il existe des contradictions entre la version des faits présentée dans les allégations et celle contenue dans les observations du gouvernement du Myanmar. Il n'y aurait cependant pas lieu pour le Conseil d'administration d'entrer dans un débat au fond s'il est envisagé d'établir une commission d'enquête en vertu de l'article 26, paragraphe 4, de la Constitution pour procéder dès que possible à une évaluation objective de la situation. Comme cela avait déjà été indiqué dans le rapport du bureau du Conseil à la 267e session, il serait en effet incompatible avec le caractère judiciaire de la procédure ainsi engagée d'ouvrir un tel débat avant que la commission d'enquête n'ait remis ses conclusions.
A la lumière de ce qui précède, le Conseil d'administration a décidé que l'ensemble de la question devait être renvoyé sans autre discussion à une commission d'enquête nommée conformément à l'article 26 de la Constitution. Le Conseil d'administration a rappelé que les membres de la commission devaient être désignés conformément aux mêmes critères et siégeraient dans les mêmes conditions que les membres des commissions antérieurement nommés en vertu de l'article 26 de la Constitution. Ils siégeraient à titre individuel et personnel, seraient choisis pour leur impartialité, leur intégrité et leur éminence et devraient s'engager par une déclaration solennelle à exercer leurs fonctions et leurs attributions «en tout honneur et dévouement, en pleine et parfaite impartialité et en toute conscience». Le Conseil d'administration a ajouté que la commission devait fixer sa propre procédure conformément aux dispositions de la Constitution.
9. A la même session, le Conseil d'administration a décidé que la commission serait composée de la manière suivante, tel que
proposé par le Directeur général (GB.268/14/8):
Président: |
Sir William DOUGLAS, PC, KCMG (Barbade), ancien ambassadeur; ancien président de la Cour suprême de la Barbade; ancien président du Conseil du Commonwealth de l'enseignement juridique pour les Caraïbes; ancien président du Comité juridique interaméricain; ancien juge de la Haute Cour de la Jamaïque; président de la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations de l'OIT. |
Membres: |
M. Prafullachandra Natvarlal BHAGWATI (Inde), ancien président de la Cour suprême de l'Inde; ancien premier président de la Haute Cour du Gujarat; ancien président de la Commission d'assistance juridique et de la Commission des réformes judiciaires du gouvernement du Gujarat; ancien président de la Commission sur l'assistance juridique du gouvernement de l'Inde; ancien président de la commission nommée par le gouvernement de l'Inde pour mettre en œuvre les systèmes d'assistance judiciaire dans le pays; membre de la Commission internationale sur les droits de l'homme de l'Association du droit international; membre du Comité de rédaction des rapports du Commonwealth; président du Comité national du bien-être social et économique du gouvernement de l'Inde; ombudsman du journal «Times of India»; président du Conseil consultatif du Centre pour l'indépendance des juges et des avocats (Genève); vice-président de El Taller; président du Comité pour la vérification des comptes des services postaux et téléphoniques en Inde; membre du Comité des droits de l'homme des Nations Unies; membre de la Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations de l'OIT. |
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1. Ces délégués travailleurs étaient: MM. E. Abou-Rizk (Liban), C. Agyei (Ghana), K. Ahmed (Pakistan), M. Blondel (France), W. Brett (Royaume-Uni), U. Edström (Suède), Mme U. Engelen-Kefer (Allemagne), MM. R. Falbr (République tchèque), C. Gray (Etats-Unis), S. Itoh (Japon), Y. Kara (Israël), A. Lettieri (Italie), I. Mayaki (Niger), S. Mookherjee (Inde), B.P. Mpangala (République-Unie de Tanzanie), J.-C. Parrot (Canada), Mme P. O'Donovan (Irlande), MM. Ramírez León (Venezuela), Z. Rampak (Malaisie), I. Sahbani (Tunisie), A. Sanchez Madariaga (Mexique), G. Sibanda (Zimbabwe), L. Sombes (Cameroun), L. Trotman (Barbade) et T. Wojcik (Pologne).