L'OIT est une institution spécialisée des Nations-Unies
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Un travail décent pour tous dans une économie mondialisée:
Le point de vue de l'OIT(1)

Présenté par M. Juan Somavia, Directeur général du BIT,
à la troisième conférence ministérielle de l'OMC à Seattle
(30 novembre au 3 décembre 1999)

Mondialisation et inégalité

La mondialisation place le système multilatéral devant de grands défis

1. Les répercussions de la mondialisation sur la vie de tout un chacun, partout dans le monde, suscitent bien des inquiétudes. Les avantages d'économies ouvertes et de sociétés ouvertes sont une réalité communément admise. Mais il devient de plus en plus évident que ces avantages ne profitent pas à suffisamment de monde. La mondialisation offre au monde des affaires et aux consommateurs des possibilités nouvelles extraordinaires qui ont été l'un des moteurs de la croissance récente de l'économie mondiale. Mais l'inégalité de la répartition de ces possibilités, à l'intérieur des pays et entre les pays, est tout aussi extraordinaire. La constatation s'impose petit à petit que, si la communauté mondiale ne fait rien pour remédier à cette inégalité et à l'injustice de cette situation, c'est tout le processus d'intégration internationale qui risque d'être remis en cause par de plus en plus de pays et de plus en plus de gens. L'imagination et la créativité devront être au rendez-vous pour que soit relevé le grand défi, à savoir que le fonctionnement des marchés profite à tout le monde. Le présent document montre comment les efforts actuels et passés de l'OIT peuvent contribuer à la réalisation de cet objectif.

Elargissement et approfondissement de la croissance

2. Malgré les avantages incontestés qui peuvent résulter de la libéralisation des échanges et d'autres aspects de la mondialisation - meilleure allocation des ressources, plus grande efficacité économique, croissance plus rapide, le processus n'a pas répondu totalement à ce que l'on en attendait en ce qui concerne le «relèvement des niveaux de vie [et] la réalisation du plein emploi et d'un niveau élevé et toujours croissant du revenu réel et de la demande effective»(2). Les faits montrent de plus en plus que la mondialisation aggrave les inégalités entre pays industrialisés et pays en développement(3). En particulier, les pays les moins avancés sont restés en grande partie exclus tandis que les gains du reste du monde en développement ont été faibles et bien inférieurs à ceux qui étaient escomptés à la fin du Cycle d'Uruguay. Cela justifie amplement les efforts visant à faire d'un possible cycle du millénaire un cycle du développement. Une amélioration de l'accès aux marchés, des arrangements transitoires plus étendus et un surcroît d'assistance technique en faveur des pays en développement sont des conditions préalables indispensables pour accélérer la croissance et faire ainsi reculer la pauvreté.

Evolution rapide du monde du travail

3. Mais la croissance ne suffit pas. Même si le lien de cause à effet n'est en aucune manière clairement établi dans tous les cas, la mondialisation s'est accompagnée d'une multitude de problèmes sociaux, dont beaucoup concernent le monde du travail. Dans bien des pays, l'exacerbation de la concurrence internationale a entraîné des pertes d'emplois, souvent surtout concentrées dans certaines industries et collectivités, ce qui a un effet grossissant, répercuté par les médias. Par ailleurs, les mécanismes compensatoires promis, que devaient engendrer les forces du marché, à savoir la création de nouveaux emplois vers lesquels pourraient être redéployés sans peine les travailleurs licenciés, ont souvent été plus faibles et plus lents que prévu. Dans ces conditions, la situation de l'emploi s'est globalement dégradée. Dans beaucoup de pays en développement, dépourvus de systèmes d'assurance chômage ou d'aide à la reconversion, les répercussions sociales de cette évolution du marché du travail ont été particulièrement douloureuses. En outre, des centaines de millions de travailleurs pauvres et leurs familles, en marge des marchés du travail dans les pays en développement, sont pour une bonne part les spectateurs et non les acteurs de la croissance de l'économie mondiale.

Un sentiment croissant d'insécurité

4. L'apparition de l'économie mondiale a accru les incertitudes et l'insécurité. Elles ne sont plus seulement le lot des groupes socialement exclus. Elles affectent de plus en plus profondément les attitudes et les réactions des classes moyennes. Nombreux sont les parents qui redoutent que leurs enfants n'aient pas une vie meilleure que la leur. Les chefs d'entreprises dans les secteurs industriels et de production traditionnelle éprouvent des doutes quant à l'avenir de leurs affaires. Beaucoup de travailleurs au Nord comme au Sud considèrent que l'intensification de la concurrence internationale exerce une pression à la baisse sur leurs conditions de travail et de vie et qu'ils se trouvent entraînés dans une spirale descendante.

Impact de l'intensification de la concurrence sur les marchés du travail

Les travailleurs dans une position de négociation affaiblie

5. L'intensification de la concurrence économique internationale a pour conséquence que l'on privilégie de plus en plus la flexibilité de l'emploi, d'où des emplois qui, souvent, offrent moins de sécurité et s'accompagnent de moins de prestations sociales que les emplois classiques. L'accentuation des inégalités de revenus dans beaucoup de pays en développement et de pays industrialisés est un autre problème. Les causes de ce phénomène sont encore assez mal comprises mais l'affaiblissement du pouvoir de négociation du travail y a sans nul doute contribué. Cet affaiblissement est dû à la diversification des options qui s'offrent au capital du fait de la mondialisation de l'économie. Dans certains cas, le non-respect des normes fondamentales du travail relatives à la liberté syndicale et au droit de négociation collective par des gouvernements soucieux d'attirer les investissements étrangers a fait empirer les choses. L'affaiblissement du pouvoir de négociation des travailleurs a souvent pour effet qu'ils se voient privés d'une juste part des bénéfices qui découlent de l'ouverture à la concurrence internationale et de la croissance économique.

Avec l'intégration mondiale de la production, les petites entreprises, notamment du monde en développement, luttent pour leur survie

6. La libéralisation des investissements directs étrangers a accru la concurrence à laquelle sont confrontées les entreprises locales, y compris les PME, notamment dans les pays en développement et dans les pays en transition. A plus long terme, ce processus aura probablement des effets bénéfiques mais, dans l'immédiat, il entraîne des pertes d'emplois car les producteurs locaux doivent se restructurer et perdent des parts de marché. En outre, dans certains cas, les nouveaux emplois créés par les entreprises étrangères ont été moins nombreux que prévu à cause de l'adoption de technologies faisant davantage appel au capital et aux compétences que cela n'aurait été souhaitable compte tenu de la dotation en facteurs des pays en développement.

Impact de la mondialisation des marchés financiers

7. La libéralisation financière, notamment la suppression des contraintes frappant les mouvements de capitaux, est, de loin, le facteur qui a eu le plus d'impact sur le développement social. Ce processus a eu pour effet que les crises financières et économiques sont devenues plus fréquentes et plus graves dans les années quatre-vingt-dix. Comme en témoigne l'exemple récent de l'Asie, ces crises économiques, aussi brutales que profondes, prélèvent un lourd tribut social. Outre qu'elle a fait ressortir les conséquences catastrophiques auxquelles on s'expose si on néglige la protection sociale, la crise a montré l'importance de solides institutions du marché du travail, notamment de systèmes de négociation collective, de prévention et de règlement des différends et de dialogue social, à la fois pour prévenir les crises économiques et pour remédier à leurs conséquences(4).

Rôle de l'OIT

Relance de l'action de l'OIT

8. Face à ces formidables problèmes sociaux, le rôle que l'OIT peut jouer, et a joué, est considérable. Le grand objectif de son nouveau programme, qui a reçu le plein appui des trois mandants - organisations d'employeurs, organisations de travailleurs, gouvernements -, est de faire en sorte que chacun, homme ou femme, puisse accéder à un travail décent. Par travail décent, il faut entendre un travail exercé dans des conditions de liberté, d'équité, de sécurité et de dignité.

Les quatre objectifs stratégiques

9. Comment promouvoir le travail décent? L'OIT a adopté à cette fin quatre objectifs stratégiques:

• assurer le respect universel des principes et droits fondamentaux au travail;
• offrir aux femmes et aux hommes plus de possibilités d'emplois et de revenus;
• étendre la protection sociale;
• promouvoir le dialogue social.

Ces quatre objectifs sont étroitement liés les uns aux autres. Le respect des principes et droits fondamentaux est une condition préalable indispensable pour l'édification d'un marché du travail socialement légitime, et le dialogue social est l'instrument par lequel les travailleurs, les employeurs et leurs représentants débattent des moyens d'atteindre ce but. Il est essentiel de créer des emplois pour élever le niveau de vie et élargir l'accès aux revenus, et la protection sociale est le moyen de garantir la sécurité des revenus et du milieu de travail. Par ailleurs, l'égalité des genres ainsi que le développement représentent les thèmes communs à ces quatre objectifs stratégiques.

Un environnement favorable à l'essor des entreprises

10. L'importance accordée au travail décent implique naturellement que l'on fasse une grande place au développement de l'entreprise et que l'on s'attache à promouvoir un environnement propice à l'investissement productif. La formation, le perfectionnement des compétences, l'appui aux petites et moyennes entreprises qui se créent sont des éléments indispensables. Mais le développement de l'entreprise dans une économie mondiale ouverte exige que l'on relève de nouveaux défis et notamment que l'on renonce à une idée dépassée, à savoir que l'esprit d'entreprise et l'organisation des travailleurs sont des objectifs antagonistes. Les incertitudes qui planent sur les entreprises et sur les familles des travailleurs freinent l'adaptation, ce qui ne pourra être surmonté que grâce à une vision plus large de la valeur productive de politiques visant à promouvoir à la fois la justice sociale et l'innovation. De plus en plus les entreprises reconnaissent qu'une bonne politique sociale et des relations professionnelles saines sont des atouts. Elles se tournent naturellement vers des organismes internationaux tels que le BIT pour trouver des réponses à ces défis.

Transformation d'une perspective mondiale en politiques nationales

11. Les quatre objectifs stratégiques de l'OIT peuvent constituer les bases sociales de l'économie mondiale. Cette interdépendance entre progrès social et progrès économique se reflète largement dans le travail du BIT. La décision du Conseil d'administration du BIT de créer un groupe de travail pour étudier ces questions témoigne clairement des préoccupations de l'OIT. A l'appui de ce groupe, qui a débuté ses travaux en 1994, des études de l'impact social de la mondialisation dans sept pays ont été réalisées. Leurs résultats ont été examinés au cours de réunions tripartites organisées dans chacun de ces pays(5). Ils montrent les avantages potentiels de la libéralisation des échanges et de la mondialisation mais font aussi ressortir la nécessité d'adopter des politiques qui permettent de combattre leurs effets négatifs du point de vue distributif et sur le marché du travail. Plusieurs pays ont entrepris de donner suite à ces travaux avec l'aide du BIT et d'autres institutions du système des Nations Unies afin d'apporter une solution à ces problèmes.

Normes fondamentales du travail

Promouvoir les droits fondamentaux de l'homme au travail

12. Le premier objectif stratégique de l'OIT porte sur les principes et droits fondamentaux au travail, et l'action de l'Organisation dans ce domaine a surtout consisté à promouvoir les normes internationales du travail fondamentales, c'est-à-dire la liberté d'association et la reconnaissance effective du droit de négociation collective, ainsi que l'élimination du travail forcé ou obligatoire, du travail des enfants et de la discrimination en matière d'emploi et de profession.

Des objectifs mondiaux exigent un suivi à l'échelle du système

13. En 1995, le Sommet social de Copenhague a considéré que les sept conventions fondamentales de l'OIT, qui portent sur ces questions, étaient le minimum social à respecter dans la nouvelle économie mondiale. Ce faisant, il a mis en exergue les principes et les droits qui y sont énoncés en tant qu'objectifs que la communauté internationale dans son ensemble doit poursuivre à l'échelle planétaire. L'OMC a été l'une des premières organisations à saisir la signification de cette prise de position, lorsque les ministres du Commerce, réunis à Singapour en 1996, ont réaffirmé l'engagement de leurs gouvernements de respecter les normes fondamentales du travail reconnues sur le plan international et ont déclaré appuyer l'OIT dans ses efforts pour les promouvoir. L'OIT est allée de l'avant depuis Copenhague et Singapour en adoptant, en 1998, la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi, qui est une réaffirmation des valeurs fondamentales de l'OIT par les pays du monde.

Une étape décisive: la nouvelle Déclaration de l'OIT

14. Cette nouvelle Déclaration de l'OIT représente une étape décisive vers le respect universel de ces droits, même dans les pays qui n'ont pas ratifié les conventions pertinentes(6). Cela est accompli par deux éléments:

• la Déclaration reconnaît que tous les Etats Membres (qui sont aussi en général membres des autres organisations internationales) ont l'obligation, du seul fait qu'ils acceptent la Constitution de l'OIT, de respecter, promouvoir et réaliser la liberté d'association et la reconnaissance effective du droit de négociation collective, ainsi que l'élimination du travail forcé ou obligatoire, du travail des enfants et de la discrimination en matière d'emploi et de profession;

• la Déclaration est assortie d'un suivi conçu pour contrôler dans la pratique et encourager les efforts déployés par les pays pour atteindre ces objectifs. Le succès de cette approche promotionnelle, qui exclut expressément l'invocation de la Déclaration à des fins protectionnistes, dépendra bien entendu de la mobilisation d'un appui et d'une aide suffisants tant au sein de l'OIT que dans les autres organisations.

Nouvelle offensive sur le front du travail des enfants

15. Un autre fait nouveau important a été l'adoption à l'unanimité par la Conférence internationale du Travail en 1999 d'une convention sur les pires formes de travail des enfants (travail forcé, exploitation sexuelle, activités illicites et travaux dangereux), qui élargit et renforce la capacité de l'OIT pour s'attaquer à ces pratiques intolérables. Le Programme IPEC de l'OIT pour l'élimination du travail des enfants couvre maintenant plus de soixante pays.

Normes fondamentales du travail et mondialisation

16. Le respect des principes et droits fondamentaux au travail revêt une très grande importance dans le contexte de la mondialisation. Premièrement, le fait d'assurer ce respect contribuera directement à hâter l'élimination des pratiques de travail les plus inhumaines, telles que les pires formes de travail des enfants et de travail forcé qui ont scandalisé la communauté internationale. Deuxièmement, la garantie de la liberté d'association et du droit de négociation collective assurera le pouvoir de négociation nécessaire pour éliminer les nombreuses pratiques de travail inacceptables qui existent encore, que ce soit dans les branches exportatrices ou dans d'autres branches de l'économie. Troisièmement, ce contrepoids contribuera de façon sensible à remédier à la répartition inégale des gains tirés de l'intensification des échanges et de la croissance économique, qui est un problème essentiel. Quatrièmement, le respect des principes et droits fondamentaux au travail présente des avantages de plus vaste portée, comme la contribution d'un mouvement syndical libre, d'organisations d'employeurs indépendantes et de l'absence de discrimination au renforcement de la démocratie, de la transparence des politiques gouvernementales (et, partant, de leur efficacité), ainsi que de la protection sociale.

Désamorcer les tensions sur les marchés mondiaux libres

17. De toutes les manières susmentionnées, l'amélioration du respect des normes fondamentales du travail peut contribuer de façon significative à atténuer un grand nombre des problèmes sociaux qui suscitent le désenchantement à l'égard de la mondialisation en général. Au demeurant, outre que cela désamorcera une éventuelle réaction contre la mondialisation, l'élaboration d'un consensus en faveur du respect universel des principes et droits fondamentaux au travail éliminera une source de friction importante qui pourrait compromettre la poursuite de l'évolution vers des marchés mondiaux ouverts.

Promotion de l'emploi

Créer un environnement favorable à la croissance de l'emploi...

18. Le deuxième objectif stratégique est la promotion de l'emploi. La place de choix accordée par l'OIT à cet objectif est due à son rôle de premier plan en tant que source de moyens d'existence et facteur d'intégration sociale. En même temps, s'il n'y a pas de plein emploi, ou du moins si le nombre des emplois n'augmente pas régulièrement, cette croissance dépendant elle-même dans une large mesure d'un environnement économique mondial qui favorise une croissance durable, il sera extrêmement difficile d'améliorer les conditions de travail et d'atteindre les autres objectifs.

...dans le contexte d'une économie mondiale intégratrice

19. La promotion de l'emploi est étroitement liée au processus d'intégration dans l'économie mondiale. Les flux internationaux de capitaux, la circulation du savoir et les mouvements de main-d'œuvre affectent de façon déterminante les possibilités de création d'emplois, mais sont aussi à la base de l'intensification des pressions concurrentielles et du besoin de restructurer les entreprises un peu partout dans le monde. Ainsi, l'évolution de l'environnement commercial international est un élément clé dont il faut tenir compte lors de l'élaboration d'une stratégie pour l'emploi.

Travailler avec les gouvernements, les entreprises et les syndicats

20. L'OIT a exposé sa conception de la manière de relever le défi de l'emploi et de l'insécurité dans les différents rapports de la série L'emploi dans le monde, qui soulignent la nécessité de stratégies intégrées pour l'emploi. L'OIT s'attache actuellement à évaluer quatre facteurs de la plus haute importance pour l'emploi dans une économie fondée sur la connaissance: la mondialisation, les politiques au niveau macroéconomique, la transformation des systèmes de production et la stratégie des entreprises et, enfin, la mise en valeur des ressources humaines. L'égalité d'accès à l'emploi et aux marchés du travail est une préoccupation majeure, en particulier l'égalité entre hommes et femmes. Pour que les objectifs dans le domaine de l'emploi soient intégrés dans les stratégies nationales, l'OIT a entrepris des examens par pays de la politique de l'emploi qui analysent de manière synthétique les problèmes nationaux eu égard à l'emploi, au chômage et à la pauvreté. Ces examens sont entrepris conjointement avec les gouvernements et avec les organisations d'employeurs et de travailleurs des pays participants afin que la stratégie nationale pour l'emploi ne soit pas seulement réalisable techniquement et financièrement, mais qu'elle associe activement les différents acteurs sociaux en vue de susciter un large consensus.

Protection sociale

Repenser la protection sociale afin de répondre aux préoccupations concernant la sécurité

21. Le troisième objectif stratégique porte sur la protection sociale. Pour que la mondialisation fonctionne, les individus doivent se sentir en sécurité et pouvoir tirer parti des possibilités nouvelles et changeantes. S'il y a une exigence qui est universelle, c'est l'exigence de sécurité - qui englobe le lieu de travail et le marché de l'emploi, le revenu et la consommation, la famille et l'intégration dans la société. Un travail décent passe par la sécurité sur le lieu de travail et la sécurité des moyens d'existence.

De nouvelles approches liées aux changements fondamentaux survenus dans le monde du travail

22. Et pourtant, l'insécurité socio-économique s'accroît. Certains des nouveaux facteurs d'inquiétude tiennent aux tendances économiques, et notamment aux changements provoqués par la mondialisation et la plus grande instabilité des marchés financiers internationaux. D'autres découlent de certains faits nouveaux sur les marchés du travail, et notamment du développement de formes de travail plus flexibles, moins institutionnalisées. Une bonne part de l'inquiétude provient de l'inadéquation des systèmes de protection sociale, et notamment du fait qu'une majorité de plus en plus importante de la population mondiale est exclue des régimes de sécurité sociale officiels, en particulier les personnes qui travaillent dans le secteur informel.

Mettre en place un cadre de sécurité sociale face aux changements économiques

23. Ces tendances et l'échec des politiques font qu'il est urgent de rechercher de manières nouvelles et innovantes de promouvoir la sécurité socio-économique en tant que fondement de la justice sociale et du dynamisme de l'économie. Une sécurité minimum pour tous est essentielle pour assurer un travail et des sociétés décents, ainsi qu'un développement durable. Garantir une sécurité minimale est avantageux pour les employeurs, qui peuvent s'assurer ainsi la coopération et la plus grande efficacité des travailleurs, vital pour les travailleurs, car c'est une dimension de la dignité humaine, et fondamental pour les gouvernements, qui peuvent ainsi mieux concilier des objectifs antagoniques de leurs politiques.

Anticiper les risques pour les plus vulnérables

24. Il y a des domaines où les travaux de l'OIT sur la protection sociale, notamment sur la sécurité sociale et la sécurité au travail, jouent un rôle primordial. A titre d'exemple, au lendemain de la crise financière asiatique, les travaux de l'OIT ont établi qu'il est indispensable que des institutions garantissant la sécurité - comme l'assurance chômage - soient en place avant la survenue d'une crise afin d'en réduire l'impact et de faire en sorte que les coûts n'en soient pas supportés par les pauvres et les groupes vulnérables(7). Dans les pays en développement, la protection sociale peut renforcer la stabilité, limiter les troubles sociaux et aider les pays à s'adapter plus facilement aux changements économiques, politiques et sociaux. Ainsi, les efforts déployés par l'OIT pour rendre sûrs les lieux de travail, pour défendre des conditions de travail minima et pour mettre en place des institutions garantissant des moyens d'existence en cas de maladie et de vieillesse contribuent également au développement économique en permettant aux secteurs d'activité et aux entreprises de se restructurer et d'améliorer l'efficience, et aux travailleurs d'accepter plus facilement le changement. En ce sens, la sécurité des personnes contribue très sensiblement à la stabilité de l'économie mondiale.

Dialogue social

De nouvelles formes de partenariat social à l'ère de la mondialisation

25. Le quatrième objectif stratégique porte sur le dialogue social entre les travailleurs, les employeurs et les gouvernements sous les nombreuses formes qu'il revêt dans le monde. Pour atteindre l'objectif d'un travail décent pour tous, il faut que les partenaires sociaux soient solides et le dialogue social efficace. En dépit des efforts passés de l'OIT et des efforts des mandants tripartites de l'OIT, le rôle important du dialogue social reste largement méconnu, incompris et contesté, surtout le dialogue social auquel participent les représentants des travailleurs et des employeurs ainsi que les gouvernements et qui porte sur l'élaboration et la mise en œuvre de politiques économiques et sociales déterminantes.

Associer à l'élaboration des politiques les personnes les plus touchées par la mondialisation

26. Trop de décisions économiques et sociales importantes qui affectent le travail et la vie des individus sont prises sans consulter ceux qu'elles concernent le plus. Les décisions touchant l'économie mondiale en sont manifestement un cas d'espèce. Cela affaiblit la crédibilité des partenaires sociaux et a des conséquences négatives sur le développement économique et social que ces décisions sont censées promouvoir, parce que ceux qu'elles affectent au bout du compte n'y ont pas pris part et ne se sentent pas engagés. Etant donné que les questions qui intéressent les acteurs sociaux ont de plus en plus souvent trait à l'évolution économique sur le plan international ou en subissent le contrecoup, celle-ci occupera une place de plus en plus importante dans le dialogue social aux niveaux national et local, et le dialogue sur ces questions prendra de plus en plus d'importance au niveau international, où l'OIT demeure le principal forum. Les travaux de l'OIT dans ce domaine consistent entre autres à renforcer les moyens dont disposent les organisations d'employeurs et de travailleurs, ainsi que les gouvernements, pour analyser ces questions, et à promouvoir le dialogue par le biais du développement des institutions et des mécanismes aux niveaux national et international. Dans ces efforts, les constituants tripartites de l'OIT font appel à d'autres acteurs de la société civile, et inter-agissent avec eux.

Perspective historique

Les enseignements du passé

27. A travers quatre objectifs stratégiques qui constituent l'axe de son travail actuel, le BIT sait depuis longtemps que ses efforts doivent s'appuyer sur la coopération multilatérale et sur de bonnes politiques économiques et financières. Comme l'indique le préambule de la Constitution de l'OIT, adoptée en 1919, «la non-adoption par une nation quelconque d'un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d'améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays». Les deux décennies qui ont précédé la première guerre mondiale ont été une période d'expansion très rapide du commerce mondial. Les conditions de travail déplorables qui prévalaient à l'époque, ainsi que l'interdépendance entre les normes du travail et la concurrence internationale ont été à l'origine des efforts qui ont conduit à établir un mécanisme international en vue de promouvoir la justice sociale. L'activité normative de l'OIT en est le résultat. Elle se fonde sur un système d'obligations librement consenties qui, une fois acceptées, font l'objet d'un contrôle systématique et démocratique. L'action de l'OIT s'est toujours inscrite dans une perspective à long terme. Elle repose sur le consensus international tout autant que sur le dialogue national.

Vision originale du rôle de l'OIT dans l'architecture internationale issue de la seconde guerre mondiale

28. Cette perspective a été renforcée par l'expérience des années vingt et trente qui, dans un contexte de violation des droits de l'homme et de montée du protectionnisme, ont tracé la voie qui devait mener à la guerre mondiale. Quand l'OIT a adopté la Déclaration de Philadelphie en 1944, elle a étendu son mandat, jusque-là limité au domaine des politiques du travail, à l'examen des politiques économiques et financières. Cette Déclaration, qui a été incorporée à la Constitution de l'OIT en 1944, contient plusieurs dispositions enjoignant à l'OIT de traiter des relations entre les politiques économiques et financières, d'une part, et les politiques sociales et du travail, de l'autre. Elle affirme que «tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales», puis souligne que l'objectif fondamental est «la réalisation des conditions permettant d'aboutir à ce résultat» et que «tous les programmes d'action et mesures prises sur le plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier, doivent être appréciés de ce point de vue et acceptés seulement dans la mesure où ils apparaissent de nature à favoriser, et non à entraver, l'accomplissement de cet objectif fondamental». La Déclaration ajoute qu'«il incombe à l'Organisation internationale du Travail d'examiner et de considérer à la lumière de cet objectif fondamental, dans le domaine international, tous les programmes d'action et mesures d'ordre économique et financier». Enfin, la Déclaration garantit «l'entière collaboration de l'OIT» avec les organismes internationaux auxquels pourrait être confiée la responsabilité de «mesures tendant à promouvoir l'expansion de la production et de la consommation ... et ... un commerce international de volume élevé et constant» (c'est nous qui soulignons).

Un système international plus efficace

Mettre les forces du marché international au service du développement social

29. Aussi importante qu'ait été la contribution de l'OIT dans les domaines mentionnés précédemment, son impact aurait pu être supérieur si une plus grande cohérence des politiques avait été assurée dans le système international. En effet, les politiques économiques et sociales sont interdépendantes et le progrès social est, à bien des égards, tributaire d'une croissance rapide et stable de l'économie mondiale. C'est là une condition préalable à la réalisation du plein emploi qui joue un rôle stratégique en donnant à chacun le sentiment de participer à la vie de la société et un droit direct aux fruits de la croissance.

Reconnaître la valeur du capital social dans les systèmes de marché

30. Quoique moins reconnue, la valeur du capital social pour l'efficience économique n'en est pas moins importante. Lorsqu'elle ne s'accompagne pas d'un progrès social correspondant, la croissance économique risque d'engendrer une instabilité politique et sociale qui la met en péril. En particulier, la libéralisation économique qui est nécessaire pour soutenir un rythme de croissance rapide n'est pas viable si elle n'est assortie de mesures propres à parer aux problèmes sociaux qui en découlent. Un autre aspect important du rapport entre l'économique et le social est que les politiques sociales éclairées - et notamment l'investissement dans le développement des ressources humaines - ont des retombées extrêmement positives non seulement sur le plan social mais aussi sur le plan économique. Par ailleurs, la bonne gouvernance, c'est-à-dire la gestion démocratique et transparente des affaires publiques, tributaire notamment de saines institutions du travail, est le fondement du fonctionnement efficace des marchés, de l'amélioration continue de la productivité et du maintien de la justice sociale et de la stabilité.

Nécessité de solutions intégrées

31. On ne saurait donc envisager de solutions purement sectorielles à des problèmes intégrés de croissance économique et de développement. Le développement n'est pas qu'une question de commerce, ou d'investissement, ou de production. Il a certes à voir avec tous ces aspects, mais aussi avec l'édification d'institutions sociales et économiques aptes à promouvoir la participation et la bonne gouvernance. Il repose sur l'emploi et l'intégration sociale, sur la création d'incitations économiques qui favorisent le progrès social. Le développement, c'est aussi investir dans les capacités - les compétences, les savoirs, la santé -, exploiter les synergies entre la sphère sociale et la sphère économique. Pour l'OIT, dans son domaine de compétence, cela signifie par exemple montrer qu'un emploi sûr est aussi un emploi plus productif; que le travail des enfants menace la performance économique à long terme; qu'une politique effective de promotion de l'égalité entre les hommes et les femmes est un ferment de dynamisme économique; qu'une population mieux protégée est aussi mieux disposée à s'adapter aux besoins de l'économie. Dans cette vision globale des choses, l'objectif du travail décent est d'ancrer les normes sociales dans le développement et la participation effective à l'économie internationale.

Définir et favoriser les synergies entre politique économique et politique sociale

32. Dans ce contexte, la communauté internationale doit envisager des moyens plus efficaces de concilier l'interdépendance des objectifs sociaux, d'une part, et la dynamique de l'économie mondiale, de l'autre. Les cadres qui déterminent et régissent l'économie mondiale - commerce, mouvements de capitaux, migrations internationales, communications, propriété intellectuelle - ne peuvent être interprétés sous l'angle économique seulement. Leur impact social est une composante essentielle de leur légitimation et un facteur de poids dans leur évaluation. Inversement, on ne saurait concevoir les politiques sociales sans tenir compte de leurs répercussions économiques directes et indirectes. La politique sociale fait partie intégrante de l'efficacité économique.

S'atteler à la tâche

33. Cela définit un ordre du jour tant pour la communauté internationale que pour ses contreparties nationales. Les organisations et institutions du système international apportent sur ces questions des éclairages différents. En combinant nos efforts, nous pouvons mieux faire la preuve que les diverses dimensions du progrès économique et social se renforcent mutuellement et favorisent un processus de développement auquel chacun participe et dont tous profitent. Le BIT est associé depuis de nombreuses années aux analyses et discussions sur la dimension sociale de la mondialisation. Du fait de sa structure tripartite, l'OIT est particulièrement bien placée pour contribuer à l'évaluation objective de la situation. Il s'agit maintenant pour nous de promouvoir des synergies entre les organisations qui traitent des aspects internationaux de la politique économique et sociale pour aborder de manière plus efficace l'impact social de la mondialisation.

La prochaine étape: une initiative multilatérale

34. Une initiative multilatérale permettrait de concevoir des approches intégrées à différents niveaux, tels que:

• la coordination interinstitutions pour la mise en commun des connaissances et l'organisation conjointe de recherches;

• les cadres d'analyse pour le développement d'une politique internationale;

• la formulation de politiques intégrées au niveau national, recouvrant les questions internationales et macroéconomiques, ainsi que le développement, la lutte contre la pauvreté et pour un travail décent.

Le programme futur de recherche et d'assistance technique devra tenir compte de ces évolutions fondamentales. C'est le défi qui est lancé à la communauté internationale au seuil de ce nouveau millénaire auquel le BIT est prêt à apporter sa contribution.



Notes

1. Pour plus d'informations sur l'OIT et son programme sur le travail décent, consulter le site www.ilo.org. (Back)
2. Préambule de l'accord instituant l'Organisation mondiale du commerce. Des objectifs analogues sont énoncés dans les textes fondateurs d'autres organisations économiques internationales. (Back)
3. Voir rapport du PNUD sur le développement humain 1999. (Back)
4. Voir le rapport de la réunion organisée en mars 1999 par le Conseil d'administration du BIT sur l'impact social de la crise en Asie GB.274/4/4. (Back)
5. Etudes par pays sur l'impact mondial de la mondialisation. Rapport final GB.276/WP/SDL/1, novembre 1999. (Back)
6. Voir la note d'information du BIT sur les normes internationales du travail. (Back)
7. Voir E. Lee: La crise financière asiatique: Les enjeux d'une politique sociale, BIT, 1998. (Back)

Mise à jour par SG. Approuvée par GBR. Dernière modification: 21 janvier 2000.