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Discours de Juan Somavia,
Directeur général du BIT

lors de l'Assemblée du millénaire des organisations non gouvernementales

(New York, 22 mai 2000)

Je vous remercie. C'est un plaisir que de revenir au siège des Nations Unies et d'y retrouver de si nombreux amis. J'ai l'impression de rentrer chez moi.

Je félicite tous ceux d'entre vous qui ont participé à la rédaction des documents et à l'élaboration de cet ordre du jour visionnaire du Forum du millénaire.

Félicitations pour les idées que vous avez mises sur la table, pour les méthodes interactives, le respect du calendrier bien avant l'assemblée et les nouveaux procédés que vous avez mis en marche. Vous êtes nombreux à savoir que j'ai toujours plaidé en faveur d'un mouvement intégré mondial de la société civile. L'heure est venue de sauter le pas.

J'aimerais remercier toutes les organisations de la société civile pour les contributions extraordinaires qu'elles ont faites aux conférences mondiales des Nations Unies pendant les années quatre-vingt-dix. J'y suis venu, j'ai vu et je peux témoigner de la manière dont vous avez tous su donner forme aux produits finaux et les enrichir. Merci pour vos efforts.

La décennie qui vient exigera la même énergie, le même engagement - et sans doute beaucoup plus. La réussite engendre la responsabilité, et bien des tâches vous attendent encore. Nous devons maintenant réaliser que les bienfaits de la mondialisation sont loin d'être une réalité pour tout le monde, et qu'en termes absolus, la pauvreté et l'inégalité se sont aggravées. Nous devons nous battre dans le cadre des sociétés ouvertes, celles qui nous permettent d'être ici et de faire connaître nos opinions, et des économies ouvertes, qui sont plus efficaces que les économies fermées à condition qu'elles produisent à l'intention des travailleurs.

Au cours des années quatre-vingt-dix, les conférences des Nations Unies ont constitué une réponse constructive de la communauté mondiale aux conséquences négatives de la mondialisation. Il semble cependant que les forces en présence ne réagissent qu'en période de crises et de tensions. Nous avions besoin de la crise asiatique pour concevoir la nouvelle architecture financière, de la crise africaine pour comprendre enfin que la remise de la dette est inéluctable, et de Seattle pour prendre conscience du sentiment de malaise croissant qui se fait jour de par le monde.

La mondialisation est un processus très rapide, présent et concret, qui influe tous les jours sur la vie des gens, envahit nos habitudes alimentaires et nos bulletins d'actualités, et conditionne l'emploi. L'Internet, la révolution de l'information et de la communication ont changé les méthodes de recherche d'un emploi, d'une école et même d'un compagnon. Ils transforment notre manière d'acheter et de faire des affaires. Ils ouvrent de nouvelles voies à l'éducation et aux soins de santé.

Ils changent les perspectives et permettent une remise en question des traditions. La société civile elle-même utilise ces nouveaux instruments pour mieux convaincre.

Le phénomène ne prévaut pas uniquement dans le monde industrialisé. La plus grande épicerie de l'Internet n'est pas aux Etats-Unis ou dans un pays de l'OCDE, mais au Brésil!

Tandis qu'on manque de main-d'œuvre dans la Silicon Valley, elle est abondante dans le monde en développement. L'Inde peut se prévaloir d'être le plus grand réservoir de docteurs (universitaires), et son industrie de logiciels explose.

Certes, il existe un fossé numérique, nous ne le savons que trop. Plus de trois milliards de personnes vivent avec moins de deux dollars par jour. A de très rares exceptions près, elles ne participent pas à cette révolution et ne bénéficient aucunement de ces bouleversements. Cependant ce sont ces personnes qui permettent aux consommateurs d'acheter des chaussures, des vêtements et d'autres marchandises bon marché.

De toute évidence l'économie mondiale ne produit pas suffisamment d'emplois de qualité pour tous ceux qui en ont besoin. Certains pays ont un marché du travail tendu alors qu'en fait il y a un surplus de main-d'œuvre dans le monde.

Le travail est un problème fondamental de l'économie mondialisée. La mondialisation a fait évoluer la notion de travail, les types de travail, les manières de travailler et les lieux de travail. Mais le besoin de travailler reste le même.

Un milliard d'êtres humains au moins sont au chômage ou sous-employés. Le plus grand danger à venir est cet abîme qui se creuse entre l'économie de la connaissance et l'économie informelle. Toutes deux s'accroissent à un rythme exponentiel et très peu de ponts les relient. On entrevoit déjà l'esquisse d'un nouvel apartheid mondial fondé sur les possibilités d'obtenir un emploi et des moyens de subsistance durable. Au cours de la prochaine décennie, la création d'une compatibilité entre l'offre et la demande de main-d'œuvre dans une économie qui se mondialise rapidement sera l'un des problèmes politiques les plus délicats.

Que faire? Par où commencer? Je suis convaincu que, pour construire un monde meilleur, ceux d'entre nous qui sont chargés des politiques publiques et privées à tous les niveaux devront radicalement changer d'attitude.

Il nous faudra aborder les politiques et l'architecture nouvelle avec un regard plus sensible et moins technocratique afin de mieux comprendre comment les gens envisagent leurs problèmes, de pouvoir examiner toutes ces questions du point de vue des hommes, des femmes et des enfants ordinaires, et de bien comprendre de quelle manière nos décisions affecteront leur vie.

Nous en savons assez sur le marché; l'heure est venue d'accorder plus d'attention à la vie des gens. Une personne au chômage signifie forcément une famille malheureuse. Nous ne pouvons plus séparer les valeurs familiales de la justice sociale. Elles sont profondément interdépendantes.

De plus en plus de gens de par le monde ressentent une insécurité et une angoisse croissantes. Ils n'ont plus assez confiance ni en leurs dirigeants ni en leurs institutions. Tant d'entre eux manquent tout simplement de tout - de liberté, de nourriture ou encore de moyens et d'occasions de remédier à leur situation. Et ils sont légion, dans tous les pays, à penser sérieusement que le monde est un grand casino dans lequel la vie de leurs familles dépend du numéro gagnant.

Dans une économie de la connaissance, le talent et le savoir-faire constituent les nouvelles richesses. Nous devons révéler ce talent, et créer les conditions nécessaires à la créativité et à l'innovation. Des conditions qui promeuvent l'entreprise privée et individuelle, qui stimulent l'emploi indépendant et la petite entreprise, qui donnent un sens véritable aux mots opportunité et choix.

Nous devons tout faire pour transformer les aspects négatifs de la mondialisation en une victoire pour tous.

Il faut mettre en lumière le travail caché des femmes. De tout temps, la main-d'œuvre féminine non payée et sous-payée a subventionné l'économie d'une manière disproportionnée. Il semble que depuis toujours, cela va de soi.

Nous devons commencer par établir un plancher social en édifiant un consensus qui repose sur un ensemble de normes de base, dont nous admettons tous, dans nos diverses sociétés, qu'elles ont une valeur universelle. Des valeurs qui permettraient aux pays en développement d'exercer leur droit à ce développement, et aux familles de travailleurs de participer pleinement au partage de la richesse qu'elles ont aidé à créer.

Pour ce faire, nous devons adopter une approche holistique. Nous avons atteint les limites des solutions sectorielles aux problèmes intégrés. Mais nous ne maîtrisons pas encore très bien la conception, la texture et la couleur des solutions intégrées.

Cependant nous savons déjà que les solutions «applicables à tous» ne fonctionnent pas. Et nous savons qu'il nous faut établir un plancher social pour l'économie mondialisée.

Il y a à peine un an que j'assume mes fonctions de Directeur général du BIT. Pour participer à la découverte de solutions intégrées, les gouvernements, les travailleurs et les employeurs de notre structure tripartite ont réorganisé l'OIT autour d'une vision particulière: le travail décent. Le Travail décent est un travail productif accompli dans des conditions de liberté, d'équité, de sécurité et de dignité humaine. Ces conditions doivent être en harmonie avec la Déclaration de l'OIT relative aux droits et principes fondamentaux au travail.

Notre objectif à long terme est de promouvoir un travail décent dans un environnement durable. Notre objectif immédiat est d'établir un plancher social pour l'économie mondialisée afin de pouvoir résoudre les préoccupations des pays en développement et des familles de travailleurs.

Le travail décent vise l'élaboration d'une stratégie de développement intégré, qui lie les droits au travail et la protection sociale avec l'emploi et la création d'entreprises dans un cadre de dialogue social.

Le travail décent est une aspiration universelle, au Nord et au Sud. C'est la manière simple dont la plupart des femmes et des hommes expriment leurs besoins. C'est un travail qui leur permet d'élever leurs enfants, d'assurer la stabilité de leur vie familiale dans la santé et la sécurité, de voir respectés leurs droits au travail et d'avoir une retraite à la fin de leur vie professionnelle.

Le travail décent est un concept qui s'exprime dans un grand nombre de cultures et de niveaux de développement très différents parmi les pays et les communautés. Nous savons tous ce qui, dans notre société, est décent, ou ne l'est pas.

L'objectif du travail décent constitue aussi une réaction aux options actuelles caractérisées par le «c'est à prendre ou à laisser». Chacun de nous a le droit de poser une question essentielle: quels choix s'offrent à moi? Quand le choix consiste à accepter n'importe quoi ou à mourir de faim, il va de soi que l'on accepte l'offre.

Cependant il est évident que l'essence de la démocratie et de la liberté, c'est-à-dire la liberté du choix, n'existe pas, pour une multitude de personnes dans le marché du travail mondialisé d'aujourd'hui. Les travailleurs n'ont pas la même liberté de mouvement que le capital. Et malheureusement un dur labeur ne libère pas nécessairement de la pauvreté.

Pour que les marchés fonctionnent pour tous et que les possibilités de travail décent se multiplient, nous devons relever un défi majeur: faire de la création d'emplois une priorité mondiale et veiller à ce que le travail soit rémunéré, sûr, utile.

A l'instar des campagnes réussies qui portaient sur le problème de la dette, j'invite chacun d'entre vous qui représentez les organisations de par le monde à voir comment vous pouvez vous mobiliser afin de promouvoir le travail décent pour tous. Je vous invite à vous constituer en une force majeure, et à construire une coalition mondiale en faveur du travail décent.

Nous devons d'abord nous organiser. L'union avec ceux qui ont les mêmes valeurs que nous constitue un droit fondamental et un élément indispensable de la négociation collective qui porte sur tout, des salaires et des conditions de travail à la qualité de l'environnement et à la paix. Nous publierons un rapport global sur la liberté d'association cette semaine et, bien que les progrès soient remarquables en certains endroits, ceux qui n'ont pas encore les moyens d'exercer ce droit fondamental sont beaucoup trop nombreux.

L'espace dont chacun dispose pour créer des partenariats est un autre problème connexe. Le principal objectif consiste à rassembler tous les partenaires afin qu'ils trouvent un terrain d'entente aux niveaux communautaire, national et international. Lorsque vous travaillez avec vos alliés des syndicats, vous pouvez contribuer énormément à l'application des normes internationales du travail et à l'évaluation des progrès. Nous venons juste de commencer le recueil de données pour le rapport de l'année prochaine sur le travail forcé.

Autre élément de la stratégie du travail décent: s'assurer que garçons et filles de par le monde jouissent de leur droit à l'enfance - avec tout ce que cela suppose - et qu'ils ne sont pas exploités en tant que soldats, domestiques, esclaves ou travailleurs sexuels.

En juin dernier, la Conférence internationale du Travail a approuvé à l'unanimité une nouvelle convention visant à éliminer les pires formes de travail des enfants. A ce jour, 15 pays l'ont ratifiée et plusieurs douzaines devraient le faire dans les prochains mois. Parallèlement à cette campagne, nous mettons en œuvre des projets dans plus de 65 pays pour soustraire ces enfants à l'exploitation et les scolariser. Nous avons besoin de votre aide pour aller plus loin. Pour sensibiliser l'opinion et pour créer les conditions favorables au développement, afin que les enfants puissent aller à l'école et que leurs parents puissent travailler. C'est la seule solution.

L'âge n'est pas la seule dimension du travail décent. Il y aussi le sexe. En fait, les politiques du marché du travail sont fondées sur les anciennes notions des rôles traditionnels des deux sexes, que l'on s'est employé à remettre en question et à remodeler au cours des quatre dernières décennies. Aujourd'hui, nous devons être les champions de l'égalité entre hommes et femmes. Il y va du respect des droits et de la justice sociale tout autant que de l'efficacité et du sens des affaires.

Une des questions fondamentales à l'ordre du jour est de veiller à ce que les travailleuses puissent aussi assumer leur rôle de mères. Nous savons tous combien il est indispensable que les mères aient suffisamment de temps pour prendre soin de leur santé, donner naissance à un bébé sain, s'en occuper après sa naissance et le nourrir.

Pendant la Conférence de l'OIT en juin, nous mettrons un terme au processus consistant à mettre à jour et réviser la convention sur la protection de la maternité, processus qui avait commencé en 1997. Je sais que certains d'entre vous nourrissent des préoccupations légitimes. Je vous demande instamment d'en faire part à vos gouvernements et à vos organisations d'employeurs et de travailleurs.

Je conclurai en vous disant ma conviction que nous avons besoin d'un mouvement mondial de la société civile qui embrasse tous les acteurs du changement social. Tous les champions du changement.

Ce mouvement mondial de la société civile doit servir notre conscience collective, promouvoir la responsabilité, et l'accepter. Il doit être ouvert, transparent, légitime, autonome et pluraliste.

Le rôle de tant de regards et d'oreilles indépendants a prouvé sa valeur maintes fois dans bien des domaines. Ceux de l'évaluation, du rapport, de la critique, du commentaire, du témoignage, de la vérité et de l'expression fondés sur les faits.

Comme l'a dit Marge Piercy dans son merveilleux poème, «Seul tu peux lutter, tu peux refuser, tu peux te venger, mais on t'écrasera. Tandis que deux personnes qui se battent côte à côte peuvent ouvrir une brèche dans la foule … Trois personnes forment une délégation … Douze personnes organisent une manifestation. Une centaine remplissent une salle. Un millier apportent un témoignage de solidarité et publient leur propre bulletin; dix mille, leur propre journal; cent mille disposent de leur propre média; dix millions constituent leur propre pays. Cela commence un jour, parce que l'on décide d'agir; parce que l'on s'obstine même face au refus, parce que l'on dit «Nous» et que l'on sait de quoi l'on parle, parce que chaque jour on est un peu plus».

Nous sommes forts lorsque nous sommes unis, lorsque nous sommes organisés. C'est un droit fondamental. Un droit qui permet l'exercice des autres droits. La liberté syndicale est la pierre angulaire du mouvement des travailleurs, le moyen d'action le plus essentiel dont disposent les gens.

Le monde est devenu meilleur grâce à votre dévouement, à votre engagement. Grâce à votre dur labeur, vos nuits blanches, votre colère devant l'injustice, votre compassion et votre espoir.

Face à la sclérose et aux blocages, seuls la révolte et le courage permettent d'attirer l'attention.

Votre ténacité et votre participation diligente au système des Nations Unies le rendent meilleur. Nous avons besoin de vous pour assumer le suivi de toutes les conférences des Nations Unies des années quatre-vingt-dix, y compris celles de cette année, Beijing+5 et Copenhague+5. A ceux d'entre vous qui seront à Genève à la fin du mois de juin pour le suivi du Sommet social, je puis vous assurer que notre maison sera la vôtre.

Efforçons-nous de diriger en pensant avec nos cœurs. Faisons de la vie quotidienne des gens notre objectif. Refusons les vieilles politiques de division et forgeons un mouvement mondial de la société civile fondé sur des valeurs comme l'inclusion et la solidarité. Tous ensemble, construisons une coalition mondiale au service du travail décent et faisons en sorte que, chaque jour, nous soyons un de plus.


Mise à jour par SMP. Approuvée par GBR. Dernière modification: 5 octobre 2000.