"Le coeur renversé"

Témoignage de Mme Emtithal Mahmoud lors de l'évènement pour la Journée mondiale contre le travail des enfants célébré au Palais des Nations, le 12 juin 2017.

Date de parution: 12 juin 2017 | Taille/durée: 2'47


"Le coeur renversé"

(par Mme Emtithal Mahmoud*)

Ils me tendent le micro, mes épaules s’affaissent sous le poids de ma robe; la femme dit,
Le millionième réfugié vient de quitter le Soudan du Sud, un commentaire?

Je sens mes pieds se balancer d’avant
en arrière sur les talons que ma mère
a achetés attendant impatiemment la question,
est-ce qu’on reste ou est-ce que c’est plus sûr de prendre la fuite?

Les nombres résonnent dans ma tête:
Un million partis, 400 000 morts au
Darfour,
deux millions déplacés
et une boule se forme dans ma gorge comme si tous ces corps avaient trouvé leur tombe, là, dans
mon oesophage.

Ce qui fut un jour notre pays —
et l’ouest, et le sud, et l’est et
le nord — si agité que le Nil n’a pas réussi à nous faire tenir
ensemble et vous me demandez de résumer?

Ils parlent de chiffres comme si c’était fini,
Comme si 500 000 ne venaient pas de mourir en Syrie,
comme si 3 000 n’avaient pas atteint leur destination finale
au fond de la Méditerranée,
comme s’il n’y avait pas déjà des volumes entiers de fiches d’information sur notre génocide et vous voulez que j’en écrive une de plus?
 
Fait: nous ne parlions jamais au petit-déjeuner car
les avions militaires couvraient nos
voix.

Fait: mon grand-père ne voulait pas partir de chez lui
il est donc mort dans une zone de combat.

Fait: un buisson ardent sans Dieu n’est rien d’autre qu’un feu.

J’évalue l’écart qu’il y a entre ce que je sais et ce qu’il est prudent de dire devant
un micro. Est-ce que je parle de chagrin, de déplacement?
Est-ce que je mentionne la violence?

A quel point ce n’est jamais aussi simple qu’à la télé?
Le nombre de semaines passées dans la peur avant que la caméra ne s’allume?

Est-ce que je parle de nos corps? Du fait qu’ils sont constitués de 60 pour cent d’eau mais que nous brûlons comme du bois flotté?
Est-ce que je lui dis que les hommes sont morts les premiers? Que les mères ont dû regarder le massacre?
Qu’ils sont venus pour nos enfants?
Les dispersant de par le continent
jusqu’à ce que nos maisons s’écroulent, que même les châteaux s’écroulent sous la morsure des bombes?

Est-ce que je parle des plus âgés? Nos héros —
trop faibles pour courir trop chers à tuer d’une balle?
Qu’ils les faisaient avancer les mains en l’air dans des brasiers, un fusil dans le dos?
Que leurs cannes nourrissaient les flammes?

Ça a l’air trop dur à digérer pour un public et un paquet de fils; trop insoutenable,
comme la vallée remplie de la fumée nauséabonde de nos morts.
Est-ce que c’est mieux en vers? Une strophe peut-elle devenir un linceul?

Est-ce que ça fera moins mal si je le dis tout bas?
Est-ce que la douleur s’en ira avec le micro?
Est-ce que vous m’écouterez mieux si vous ne me voyez pas pleurer?
Trente secondes pour la prise de son et trois minutes pour le poème. Pourquoi est-ce qu’à chaque mot j’ai l’impression
de prononcer le dernier?

Ma langue s’assèche, c’est comme ça que nous sommes morts —
en devenant cendre sans avoir jamais été charbon.
Ma jambe gauche s’engourdit; je me rends compte que j’ai verrouillé mes genoux,
dans l’attente de l’impact.

Je ne porte jamais des chaussures avec lesquelles je ne peux pas courir.
 

Mme Emtithal Mahmoud est la lauréate 2015 du Concours international de Slam et co-lauréate 2016 du concours Femmes du monde. Sympathisante du HCR, diplômée d’un programme en santé mondiale à Yale et lauréate d’une bourse Leonore Annenberg, elle consacre son temps à sensibiliser les populations en particulier sur la cause des réfugiés et des communautés défavorisées du monde entier, par la poésie et ses interventions publiques. 

En 2015, la BBC déclare qu’elle fait partie des 100 femmes à susciter le plus l’inspiration, et en 2016 elle assistait au Sommet des Dirigeants et Lauréats à New Delhi pour le lancement de la Campagne historique de défense des droits des enfants «100 millions pour 100 millions». Elle a pris part à de nombreuses tables rondes à la Maison blanche, dont une en présence du Président Obama.