Discrimination raciale et ralentissement économique mondial

La discrimination raciale dans le monde du travail tend à s’aggraver à la suite du ralentissement économique mondial, soulevant de difficiles interrogations quant aux politiques qui ont été poursuivies ces dix dernières années. Reportage de Gary Humphreys.

Pour Lisa Wong, spécialiste principale de la Déclaration au Programme de promotion de la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail du BIT, la révélation de l’aggravation de la discrimination raciale dans le monde du travail suite au ralentissement économique mondial ne fut pas une surprise.

«Les minorités ethniques sont confrontées à la discrimination sur le marché du travail et à un accès limité à l’éducation et aux soins de santé même lorsque l’économie est florissante», dit-elle, «et ces problèmes sont encore exacerbés en période de récession».

Mme Wong note aussi que les plans d’austérité procycliques qui ont été instaurés par les gouvernements préoccupés par leur niveau d’endettement peuvent aggraver les difficultés des minorités, surtout lorsque les programmes d’aide sociale ou d’intégration sont affectés. Enfin, les minorités ethniques, comme les travailleurs immigrés, sont plus sujets à servir de boucs émissaires pendant les récessions et sont des cibles faciles de la rhétorique raciste des extrémistes politiques qui viennent à leur tour nourrir de nouvelles discriminations.

Si les moteurs de la discrimination raciale et de l’exclusion socio-économique qu’elle engendre sont bien compris, les contrôler n’est pas chose aisée. «L’un des principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés en la matière est la mesure du phénomène», constate Mme Wong, faisant référence au rapport récemment publié par le BIT, L’égalité au travail: un objectif qui reste à atteindre. «L’absence fréquente de données et l’inexistence d’une définition claire des motifs de discrimination au niveau national rendent difficiles le suivi des progrès et le ciblage des initiatives», ajoute-t-elle. Il est donc urgent pour les gouvernements de s’engager à mettre en place les ressources humaines, financières et techniques nécessaires pour améliorer la collecte des données (voir encadré: «Le besoin de données fiables»).

«La situation vécue par les personnes d’ascendance africaine est un grave sujet de préoccupation partout dans le monde»
Lisa Wong

L’un des meilleurs indicateurs alternatifs de la discrimination au travail est le taux de chômage: il montre indéniablement que certaines minorités raciales sont plus particulièrement victimes de la récession économique actuelle. Par exemple, aux Etats-Unis, les chiffres du ministère du Travail (DOL – Department of Labor), montrent des différences sensibles quant aux résultats des Afro-Américains comparés à ceux des Blancs ou même des autres minorités. En effet, le taux de chômage reste presque deux fois plus élevé pour les Afro-Américains que pour la population blanche des Etats-Unis et les écarts se sont creusés depuis le début de la crise (voir graphique).

«La situation vécue par les personnes d’ascendance africaine est un grave sujet de préoccupation partout dans le monde», déclare Mme Wong, notant que des tendances comparables à celles des Etats-Unis sont également observées en Europe. En Afrique du Sud, le taux de chômage est plus élevé dans la population noire que dans la minorité blanche et les Noirs sont moins représentés dans les postes de direction.

Selon Rafaela Egg, du Bureau de l’OIT pour le Brésil, spécialiste des questions d’égalité raciale et de genre dans le monde du travail, le Brésil est touché lui aussi: les données montrent que le taux de chômage parmi les travailleurs noirs ou bruns de peau se situe environ à 10,1 pour cent, comparé à 8,2 pour cent parmi les travailleurs blancs. «Une partie du problème vient de la perception largement répandue que le Brésil ne souffre pas de discrimination raciale», affirme Mme Egg. «C’est pour cette raison que les questions raciales n’ont pas été suffisamment mises en lumière.»

Des progrès limités

Alors que la récession économique a certainement un impact négatif sur les discriminations raciales au travail, la vérité est que, avant même 2008, les progrès en ce domaine étaient limités. «Depuis 2001, quand la Déclaration et le Programme d’action de Durban (DDPA – Durban Declaration and Programme of Action) ont été ébauchés pour la première fois, peu de changements sont intervenus», constate Mme Wong. Ce manque de progrès a été remarqué lors de la Conférence d’examen de Durban, organisée à Genève en avril 2009, qui a appelé les Etats Membres des Nations Unies à prendre des mesures effectives pour prévenir l’émergence de mouvements fondés sur des idées racistes et discriminatoires. (UNESCO, 2009: Renforcer la lutte contre le racisme et la discrimination: les réalisations de l’UNESCO. De la Conférence mondiale de 2001contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée à la Conférence d’examen de Durban de 2009)

Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a eu aucune tentative pour initier un changement. En Europe par exemple, toute une série d’initiatives ont cherché à promouvoir le développement des compétences générales et l’activité économique des Roms et des gens du voyage, surtout en Bulgarie et en Irlande. La situation délicate des Roms en Europe est une source de profonde inquiétude en ce qui concerne les actes discriminatoires ou xénophobes et plusieurs acteurs se sont mobilisés pour améliorer cette situation. En Slovaquie, qui a subi les foudres d’Amnesty International pour son traitement des Roms, US Steel Košice, filiale de United States Steel, a élaboré un projet axé sur le soutien à l’emploi des citoyens du village de Vel’ka Idà où 40 pour cent de la population sont des Roms.

«Au cours de mes nombreuses années consacrées aux discriminations au travail, je n’ai jamais constaté que l’action positive fonctionnait»
Paul Abell, consultant sur la diversité et partenaire associé chez Leeuwendaal, un cabinet indépendant spécialisé dans les questions de personnel, de gestion, d’organisation et de conseil juridique, basé aux Pays-Bas

Au niveau national, la Finlande se distingue par sa position volontariste sur les discriminations raciales et, en décembre 2009, elle a lancé une politique nationale en faveur des Roms, qui encourage leur participation à la formation professionnelle théorique et pratique et appuie leur accès au marché du travail. La vision d’avenir du gouvernement est que, d’ici à 2017, la Finlande soit le chef de file en Europe pour la promotion de l’égalité de traitement et de l’insertion des Roms.

Cependant, ces initiatives sont extrêmement peu nombreuses et le Centre européen des droits des Roms (CEDR) affirme que la discrimination raciale à l’encontre des Roms est un problème courant dans toute l’Europe et qu’elle contribue à leur exclusion et leur pauvreté. De nombreux Roms n’ont pas d’instruction, sont au chômage et vivent à l’écart dans des logements insalubres; ils ont une espérance de vie bien inférieure à celle du reste de la population. Cela va sans dire, l’absence d’éducation, de formation et d’expérience professionnelle est un énorme obstacle à leur participation au marché du travail.

Il existe aussi un certain nombre de mécanismes de microcrédit et de programmes de formation professionnelle tels que le Programme pour le développement du peuple gitan lancé en Espagne.

A noter également le programme START en Hongrie et le Programme de stages dans la fonction publique pour les gens du voyage en Irlande. Pour Mme Wong, ce type d’initiatives est utile, mais il en faudrait davantage et celles qui sont déjà en place auraient beaucoup à gagner d’une cohérence et d’une coopération renforcées.

L’action positive en question

Parallèlement, des questions surgissent sur la valeur des fondements des stratégies de lutte contre les discriminations comme l’action positive ou les systèmes de quotas. «Au cours de mes nombreuses années consacrées aux discriminations au travail, je n’ai jamais constaté que l’action positive fonctionnait», affirme Paul Abell, associé au cabinet de consultants sur la diversité Leeuwendaal, basé à Amsterdam.

Pour M. Abell, les programmes d’action positive ont tendance à créer du ressentiment dans le groupe majoritaire qui peut se considérer comme victime de discrimination, alors que la minorité qui est soutenue peut se sentir stigmatisée.

Pour Mme Wong cependant, il est trop tôt pour abandonner l’action positive. «L’impact des programmes d’action positive fait toujours débat», dit-elle, «mais certains éléments attestent de leur utilité. Le processus a peut-être juste besoin de temps pour montrer des résultats probants».

Mme Wong évoque aussi des organismes comme la Commission sud-africaine pour l’égalité en matière d’emploi qui a mis en garde contre l’abandon précoce des programmes de discrimination positive, indiquant que tous les progrès accomplis pourraient aisément être compromis si l’on fixait une échéance précise pour supprimer l’action positive en Afrique du Sud.

Malgré le pessimisme qui prévaut quant aux progrès réalisés en matière de discrimination raciale au travail, M. Abell croit qu’une plus grande diversité est inévitable à l’avenir, compte tenu de la donne démographique des pays européens. «Des pays comme les Pays-Bas vieillissent et doivent faire un meilleur usage de leurs minorités et de leurs immigrés», dit-il. «Ils devront faire plus d’un effort pour poursuivre les politiques de diversité.» M. Abell affirme qu’il constate d’ores et déjà que les entreprises de construction optent pour des stratégies de diversité parce qu’elles pensent à leurs futurs besoins de main-d’œuvre. «Elles sont déjà à la recherche de travailleurs à embaucher dans les prochaines années. Et elles savent que ces travailleurs ne seront pas nécessairement blancs.»

LE BESOIN DE DONNEES FIABLES

Obtenir des données précises sur la discrimination raciale est notoirement difficile et se résume souvent à une forme d’autodéclaration. Si ces déclarations peuvent être révélatrices des tendances sous-jacentes, elles dépendent entièrement de l’interprétation individuelle des faits. Les données basées sur les plaintes pour discrimination à l’emploi sont elles aussi «approximatives», même si une fois encore elles peuvent donner une indication. Ce ne sont pas les chiffres qui manquent. Par exemple, en 2009, 45 pour cent de toutes les plaintes pour discrimination dans l’emploi reçues par le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme de Belgique étaient d’ordre racial; parmi elles, 36,5 pour cent concernaient l’accès à l’emploi et 56,1 pour cent les conditions de travail. La Commission australienne des droits de l’homme a rapporté des chiffres similaires, alors qu’en France la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) chargée de la lutte contre les discriminations et de la promotion de l’égalité a signalé que la discrimination raciale constituait toujours le principal motif de plainte pour discrimination.

Le problème avec ces données est que, dans certains contextes, l’augmentation du nombre des plaintes peut en fait traduire un progrès, reflétant une meilleure compréhension de ce qu’est la discrimination ou une plus grande confiance dans l’impartialité et l’efficacité du système judiciaire ou des autres instances de réparation. Mais ces plaintes peuvent tout aussi bien révéler d’autres facteurs. Aux Etats-Unis, par exemple, la Commission pour l’égalité des chances dans l’emploi (EOEC – Equal Opportunity Employment Commission) a récemment fait part du nombre record de plaintes pour discrimination raciale sur le lieu de travail en 2010. La porte-parole Justine Lisser a souligné que ce pic reflétait davantage les périodes de difficultés économiques qu’une hausse de la discrimination raciale en tant que telle; selon elle, lorsque les gens ont plus de mal à trouver un nouvel emploi, ils sont plus enclins à remplir un dossier de discrimination. Pour Patrick Taran, spécialiste principal des migrations au Programme des migrations internationales du BIT, l’absence de données précises pose problème, non seulement parce qu’elle rend le suivi difficile, mais parce qu’elle sert d’excuse pour ne rien faire. «Nous devons vraiment donner priorité à la collecte des données afin de mieux cibler les réponses et que l’on ne puisse pas dire: ‘Nous n’avons pas de données sur ce problème, il n’existe donc pas’ ou ‘Nous n’avons pas de données, nous ne pouvons donc pas résoudre le problème’.»