Les syndicats face à la mondialisation

Attentifs à de nouvelles formes d’actions plus adaptées à l’économie mondialisée, les syndicats connaissent en ce moment d’importantes évolutions. Andrew Bibby présente, ici, une nouvelle étude sur la question.

Fin septembre, plus de 1 800 salariés de 30 pays différents se sont retrouvés devant des établissements de l’entreprise IBM par solidarité avec les salariés d’IBM Italie engagés dans un conflit avec la direction. C’était une manifestation pour le moins inhabituelle: elle s’est déroulée sur Second life – univers virtuel du Web, qui compte aujourd’hui sept millions d’utilisateurs – et ses manifestants n’étaient autres que des «avatars» du jeu en ligne portant le tee-shirt de leur syndicat.

Il est facile de dire que le capital est mondial, alors que le travail est local – que tandis que les entreprises se sont dotées d’un cadre pour agir efficacement à l’échelle transnationale, les syndicats, eux, sont restés coincés dans une vision du monde dominée par le cadre de l’Etat-nation. Pourtant, si la manifestation contre IBM sur Second Life (organisée ici par la Fédération syndicale internationale UNI) ne laisse pas vraiment présager de ce que sera le syndicalisme dans les années à venir, elle montre, néanmoins, que les syndicats expérimentent de nouveaux modes d’action originaux pour répondre de façon innovante à la mondialisation.

Certes, l’adaptation des organisations syndicales à une économie mondialisée n’est pas sans poser de problèmes et relève pour l’instant davantage d’un processus en construction. Pour autant, comme en témoigne très clairement toute une série de nouvelles études, d’importantes avancées sur le plan théorique et pratique ont été enregistrées.

L’ouvrage rassemble certains des travaux du Réseau de recherche Global Unions menés en 2004 pour encourager les chercheurs et les syndicalistes à trouver de nouvelles réponses syndicales aux évolutions de l’économie mondiale. Les syndicats face à la mondialisation (Voir note 1) est édité par Verena Schmidt du Bureau des activités pour les travailleurs du BIT, qui détecte trois idées-force tout au long de cet ouvrage: «le besoin d’élargir les programmes syndicaux, l’importance de la construction de réseaux et d’alliances et, enfin, la contribution de l’OIT et des normes du travail à une mondialisation plus juste».

Bien sûr, rien n’a fondamentalement changé dans le commerce mondial, ce que souligne l’un des articles de l’ouvrage, qui porte sur l’industrie bananière en Colombie et où l’on voit bien que depuis au moins un siècle le secteur de la banane est contrôlé par une poignée de géants mondiaux. Cependant, alors qu’historiquement le partenariat social et la négociation collective ont pratiquement toujours fonctionné à l’intérieur des frontières de l’Etat, cela pourrait évoluer dans les années à venir. Dès à présent, des organisations syndicales mondiales, telles que la Confédération syndicale internationale (CSI), la Commission syndicale consultative auprès de l’OCDE (TUAC) et surtout les dix fédérations syndicales internationales (FSI) sectorielles jouent un nouveau rôle important.

Ces dernières sont, notamment, à l’origine des négociations d’accords-cadres internationaux auprès d’entreprises multinationales. Un mode de négociation adopté désormais dans plus de 30 cas différents. Comme le souligne Marion Hellman, membre de l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB), les accords-cadres internationaux permettent d’aller au-delà des codes de conduite des entreprises, qui, d’après elle, ne sont parfois que de simples stratagèmes commerciaux. «Les accords-cadres internationaux sont la reconnaissance officielle de l’existence d’un partenariat social au niveau mondial», précise l’auteur, en ajoutant que cela leur procure un autre statut que les codes de conduites non contraignants. «En signant de tels accords, les entreprises multinationales s’engagent à respecter les droits des travailleurs, en s’appuyant sur les conventions fondamentales de l’OIT».

Marion Hellman décrit également dans le détail l’un de ces accords, signé en 1998, entre l’IBB et le géant suédois de l’aménagement d’intérieur, IKEA. Grâce à l’engagement des partenaires sociaux, l’accord a permis d’améliorer les conditions de travail dans divers pays comme la Pologne, la Malaisie et la Chine. L’auteur rapporte, toutefois, des difficultés concrètes rencontrées dès qu’il s’est agi d’en étendre la portée à l’ensemble des réseaux de fournisseurs et de sous-traitants des multinationales.

Ce dernier aspect – point important, dans la mesure où beaucoup de grandes entreprises externalisent de plus en plus certaines de leurs fonctions qui jusque-là s’inscrivaient dans leur cœur de métier – est également soulevé par d’autres auteurs de cet ouvrage. D’un côté, l’externalisation de fonctions autrefois réalisées en interne s’accompagne d’une aggravation des conditions de travail. Dans une étude portant sur le secteur des technologies de l’information de la Silicon Valley en Californie et sur le centre des TI de Bangladore, Anibel Ferus-Comelo montre à quel point la concurrence exacerbée des prix des ordinateurs et des appareils électroniques conduit à une complexification croissante des chaînes de sous-traitance: «Cette stratégie, certes très efficace du point de vue de l’entreprise, conduit, en aval de la chaîne d’approvisionnement, à une dégradation des conditions de travail dans différentes régions du monde. Travailler dans le secteur informatique est souvent synonyme d’emplois précaires dans un marché du travail hautement segmenté où les contrats temporaires et de courte durée sont la règle», précise-t-elle. Deux autres auteurs, Esther de Haan et Michael Koen, décrivent les problèmes rencontrés pour faire respecter les normes fondamentales du travail dans d’autres secteurs, comme celui du textile en Afrique du Sud et de l’est, caractérisé également par la sous-traitance.

D’un autre côté, l’interaction croissante entre les différents maillons des chaînes de valeurs internationales, qui rassemblent producteurs primaires, fabricants, intermédiaires et d’éventuels détaillants, constitue une nouvelle opportunité de partage des bonnes conditions de travail avec d’autres entreprises et acteurs intervenant en amont. Dans une étude sur les conséquences de l’évolution des chaînes de valeur mondiales sur les syndicats, Lee Pegler et Peter Knorringa évaluent si, oui ou non, les entreprises qui se sont intégrées dans ces chaînes de valeur mondiales ont vu leurs conditions de travail s’améliorer (bien que les résultats de leur étude soient en définitive peu concluants). Pour tout ce qui touche aux relations du travail, les entreprises multinationales peuvent, cependant, fonctionner comme courroie de transmission entre leur pays d’origine et leurs fournisseurs et partenaires commerciaux étrangers. Il s’agit là d’un aspect que les syndicats gagneraient à prendre plus au sérieux. Comme le souligne Verena Schmidt: «Le concept de chaînes de valeur ouvre de nouvelles opportunités en matière de travail. (…) S’organiser tout au long de la chaîne logistique pourrait permettre de coordonner les efforts et aller au-delà des accords de coopération Nord-Sud.»

Si les syndicats ont du mal à s’organiser, c’est notamment en raison de la nature fluctuante des entreprises multinationales, visiblement prêtes à délocaliser à tout moment vers de nouvelles destinations, dès l’instant que les coûts de production sont réduits et les aides publiques plus élevées. L’ouvrage montre, par exemple, à quel point l’industrie textile d’Afrique du Sud a souffert, ces dernières années, du départ des investisseurs asiatiques, poussés à quitter la région suite aux modifications des quotas d’importation. En Bulgarie, l’industrie textile est également confrontée à de sérieuses restructurations. Nadejda Daskalova et Lyuben Tomev décrivent les efforts déployés par la Confédération des syndicats indépendants en Bulgarie pour protéger les droits fondamentaux des travailleurs: «Dans un certain nombre d’entreprises à capitaux étrangers ayant délocalisé en Bulgarie, la durée du travail moyenne est de 14 à 16 heures par jour pour un salaire minimum – en parfaite violation des législations sociale et du travail», notent les auteurs.

Le capital n’est pas le seul à être sans attaches. Dans une économie de plus en plus mondialisée, il en va de même pour le travail. D’après les Nations Unies, le nombre de migrants dans le monde s’élève à 191 millions de personnes, pour la plupart des travailleurs et leurs familles. Comme on le sait bien, les travailleurs migrants sont particulièrement exposés aux mauvaises conditions de travail et se font plus facilement exploiter. Dans certains cas, il arrive même que la présence de travailleurs migrants dans un pays tire les conditions de travail des travailleurs locaux vers le bas. Deux études particulièrement intéressantes à ce sujet présentent les initiatives prises par les syndicats pour faire face à ces questions. Ann-Marie Lorde – qui a joué un rôle central dans un récent projet sur la migration des femmes dans le secteur de la santé coordonné par la Fédération internationale du secteur des services publics, l’Internationale des services publics (ISP) – analyse, à travers les actions menées par le CPSU, différentes options permettant de combiner au niveau régional, dans la région des Caraïbes, les approches syndicales sur la question des migrations. Jane Hardy et Nick Clark présentent, quant à eux, les mesures prises au Royaume-Uni et en Pologne pour mieux gérer les importants flux de travailleurs polonais (surtout de jeunes) récemment arrivés en Angleterre. Entre autres initiatives: le détachement d’un travailleur de la Fédération des syndicats polonais Solidarité au Conseil général du Congrès des syndicats du Royaume-Uni, pour travailler sur la question de l’intégration des travailleurs migrants polonais dans les mouvements syndicaux britanniques. Les auteurs évoquent, aussi, les efforts réalisés par les syndicats polonais en matière d’information des émigrants potentiels sur leurs droits à l’étranger. Si ce type de collaboration n’en est qu’à ses débuts, l’expérience montre qu’elle a jusqu’à présent été clairement positive. «La perspective d’une reconnaissance mutuelle des atouts des syndicats peut contribuer à attirer vers le syndicalisme une main-d’œuvre sans attaches», suggèrent les auteurs.

Si l’ouvrage met en avant l’intérêt pour les syndicats de renforcer leur collaboration transnationale, il insiste aussi sur la nécessité pour ces derniers de s’ouvrir et de coopérer avec d’autres types d’organisations, notamment des ONG. Margaret Fonow et Suzanne Franzway notent, en effet, que l’«on a assisté à une multiplication des espaces politiques, où l’intérêt pour la question du travail coïncide avec celui d’autres mouvements et organisations concernées par les droits des travailleurs et le développement». Les auteurs adoptent un point de vue féministe et prônent une approche syndicale de la mondialisation s’appuyant sur le développement de structures et d’actions qui accroissent l’influence des travailleuses et des syndicalistes: «Ceux qui sont engagés dans le renouvellement du mouvement des travailleurs doivent assumer le fait que la dimension de genre détermine largement la mondialisation néolibérale, les marchés du travail et les accords de libre commerce. Nous préconisons une analyse qui prenne en compte le genre, car les ‘politiques sexuelles’ font partie intégrante des syndicats, de la mondialisation et des efforts pour remettre en question le programme libéral», assurent-elles.

Cet ouvrage prône clairement le rapprochement des syndicats avec d’autres organisations. Par ailleurs, les auteurs soulignent à quel point l’OIT et les normes internationales du travail ont un rôle important à jouer dans l’avènement d’une mondialisation juste et équitable. Un rôle qui, comme le suggère Verena Schmidt, découle tout droit des principes fondateurs fixés par l’Organisation en 1919 et, sans doute aussi, de celui promulgué en 1944 selon lequel «le travail n’est pas une marchandise». D’après elle, les normes internationales du travail seront un formidable outil de sensibilisation capable d’améliorer les conditions de travail de l’économie mondialisée.

Note 1Trade union responses to globalization: A review by the Global Union Research Network, publié sous la direction de Verena Schmidt. BIT et GURN, Genève, 2007.