Organisation du temps de travail et qualité de vie

Partout dans le monde, les horaires de travail prennent un caractère de plus en plus atypique et imprévisible, comme l'exige une économie mondiale toujours plus connectée, plus réactive et plus contraignante. D'où l'obsolescence rapide, dans les pays industrialisés, de la notion d'équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Une nouvelle publication du BIT, Decent working time: new trends, new issues, réunit les études de quelques-uns des chercheurs internationaux qui ont mené les réflexions les plus approfondies sur cette question et se propose d'examiner les changements survenus dans la nature du temps de travail - et, à vrai dire, dans la nature du travail lui-même. L'écrivain américain Jennifer Monroe nous fait part de ses réflexions.

Dans tous les pays industrialisés, les horaires de travail ont tendance à devenir de plus en plus imprévisibles, ce qui suscite de fortes tensions entre les travailleurs et les employeurs. Le fait que l'économie mondiale se structure de plus en plus autour du savoir et des services, l'exigence du consommateur, qui veut pouvoir accéder aux biens et aux services à toute heure du jour et à chaque jour de la semaine, mais aussi plusieurs autres facteurs économiques et sociaux, sont autant d'éléments qui remettent en cause la relation d'emploi classique et suscitent également de nombreuses interrogations à propos du temps de travail et de l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée.

Soucieux de mettre en lumière les résultats des études sur le temps de travail, le BIT a coparrainé le neuvième séminaire international sur le temps de travail, qui s'est tenu à Paris en 2004, ainsi que la publication de l'ouvrage Decent working time: New trends, new issues (2006) ( Note 1) qui a paru quelque temps après (2006). Jean-Yves Boulin, Michel Lallement, Jon C. Messenger et François Michon ont réuni quelques-unes des principales études présentées lors de ce séminaire, en vue de faciliter l'élaboration de politiques et de pratiques visant à favoriser l'instauration d'un temps de travail décent. Axées principalement sur les pays industrialisés, les études rassemblées dans l'ouvrage portent sur la situation des travailleurs et la question du temps de travail dans un certain nombre de pays de l'Union européenne (notamment la France, l'Allemagne et les pays scandinaves), au Japon, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis.

Selon Jon C. Messenger, on ne peut parler de temps de travail décent que si les dispositions contractuelles relatives à l'horaire de travail tiennent compte de certains impératifs sanitaires et familiaux, favorisent l'égalité entre hommes et femmes, accroissent la productivité et permettent au salarié de véritablement choisir son horaire de travail. Ces cinq éléments sont certes étroitement liés, mais c'est la maîtrise du salarié sur son horaire de travail (et, ce qui est encore plus important, sur l'organisation de cet horaire) qui est l'élément clé pour établir - ou en tout cas approcher - un équilibre satisfaisant entre vie professionnelle et vie privée.

Réalité et idéal

Dans cette réflexion autour de la notion de temps de travail décent, on rencontre ce que l'OIT appelle les "déficits de travail décent" - à savoir le décalage entre l'horaire de travail souhaité et celui qui est effectivement imposé. Comme le fait remarquer Jon C. Messenger, ce déficit de travail décent concerne aujourd'hui trois grandes catégories de salariés: d'abord, celui dont la durée de travail est excessive et qui souhaiterait réduire son horaire de travail; ensuite, l'employé à temps partiel, obligé de travailler moins de vingt heures par semaine mais qui désirerait travailler davantage; enfin, celui qui a des horaires de travail irréguliers mais qui souhaiterait avoir un horaire stable ou normal.

Combler ces déficits tout en maintenant un temps de travail décent n'est pas chose facile. Comme le font remarquer MM. Boulin, Lallement et Michon dans le chapitre d'introduction, ni les mesures visant à instaurer un équilibre entre vie professionnelle et vie privée, ni les politiques d'aménagement du temps de travail tout au long de la vie professionnelle ne correspondent automatiquement à la notion de temps de travail décent. Par ailleurs, beaucoup d'options proposées au personnel entraînent une discrimination entre hommes et femmes et des inégalités sociales. Selon l'étude de Thomas Haipeter sur la nouvelle réglementation du temps de travail en Allemagne, l'horaire flexible et les programmes de comptabilisation horaire sont prometteurs, à condition qu'ils soient bien gérés, que le personnel y soit solidement associé et que son autonomie soit respectée.

Il semblerait que le travail à temps partiel soit une formule satisfaisante tant pour ceux qui souhaitent travailler davantage que pour ceux qui souhaitent réduire leur temps de travail. Messenger indique que, d'une manière générale, la réduction de l'horaire de travail est une stratégie à laquelle il est fréquemment fait recours lorsque l'on veut concilier travail rémunéré et responsabilités familiales. De fait, on préfère une durée de travail relativement importante - entre 20 et 34 heures hebdomadaires - à un horaire de moins de 20 heures.

Il faut cependant savoir que la majorité des salariés travaillant à temps partiel sont des femmes, et que cette scission entre hommes et femmes s'observe presque systématiquement dès qu'il y a temps partiel. Allant plus loin, Mara Yerkes et Jelle Visser ont mis en évidence le risque de marginalisation qui a marqué les premières phases de développement du travail à temps partiel aux Pays-Bas, en Allemagne et au Royaume-Uni, où le temps partiel était en quelque sorte devenu un moindre mal pour beaucoup de femmes, en particulier les mères qui travaillaient; de fait, ces dernières estimaient que mieux valait travailler à temps partiel qu'être exclues du marché du travail ou se retrouver au chômage, mais auraient nettement préféré exercer une activité à plein temps et jouir de la totalité des droits, revenus et prestations que cela comporte.

La normalisation du travail à temps partiel s'est révélée très profitable aux Pays-Bas (voir encadré), dont l'Allemagne est en train de suivre l'exemple. Au Royaume-Uni, en revanche, le travail à temps partiel n'a jamais fait l'objet d'une véritable réglementation et, de ce fait, est quasiment synonyme d'emploi marginal, de bas salaire et de formation insuffisante.

C'est sans doute pour les salariés qui ont un horaire de travail irrégulier que l'élimination du déficit de travail décent pose les plus grandes difficultés. Selon les chercheurs Jill Rubery, Kevin Ward et Damian Grimshaw, les employeurs utilisent de plus en plus l'aménagement du temps de travail des employés comme une arme stratégique. Il arrive qu'aucun horaire précis ne soit spécifié, ou que l'horaire convenu soit fragmenté en périodes plus courtes, discontinues, ou aménagé sur la semaine ou sur l'année en fonction des besoins des employeurs. Les entreprises ne souhaitent pas revenir à la formule classique, fondée sur la régularité des horaires. De fait, les dirigeants d'entreprise insistent sur le fait que les horaires de travail doivent être aménagés en fonction de l'intérêt de l'employeur et/ou des clients et des consommateurs. Une telle option impliquait le franchissement d'une étape décisive, à savoir considérer toutes les heures ouvrées comme équivalentes, sans qu'il soit question d'augmentation pour les heures supplémentaires ou les heures réputées indues.

L'analyse de Paul Bouffartigue et Jacques Bouteiller de la "disponibilité temporelle" chez les infirmières hospitalières et les cadres dirigeants du secteur bancaire en France, en Belgique et en Espagne fournit de nouveaux exemples de la diversité croissante des types de statuts et de situations d'emploi. Isik Zeytinoglu et Gordon Cooke posent eux la question de "Qui travaille le week-end ?". Leur réponse pour le Canada (bien qu'elle soit certainement vraie pour d'autres pays industrialisés) est que dans toute société qu'on imagine volontiers ouverte 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, les travailleurs du week-end sont souvent ceux qui cumulent plusieurs inconvénients: moindre niveau d'éducation et de formation, contrats temporaires, travail à temps partiel.

L'instauration d'un temps de travail décent est plus facile lorsque les salariés peuvent véritablement choisir leur horaire de travail (encore faut-il qu'ils aient à choisir entre un certain nombre d'options intéressantes). Malgré les avis contraires, Didier Fouage et Christine Baaijens précisent, à propos des entreprises hollandaises, qu'il y a toutes les chances pour qu'un employeur accepte de modifier un horaire de travail si on le lui demande, et que même si les salariés hésitent avant de demander un aménagement de leur temps de travail, ils obtiennent assez souvent satisfaction.

Qu'est-ce qui perpétue le suremploi?

Il est notoire que ce qui empêche le salarié de demander une réduction de son temps de travail, c'est la crainte d'un refus, ainsi que la crainte des suites que cela peut avoir sur sa carrière. Il se peut également qu'il pense que le fait de travailler davantage, même sans être rémunéré, sera interprété comme la preuve de son dévouement à l'entreprise.

Si certains salariés choisissent délibérément de travailler davantage pour s'assurer un certain niveau de revenu, d'autres considèrent que "c'est le métier qui veut ça". L'étude consacrée par Jouko Nätti, Timo Antilla et Mia Väisänen aux travailleurs du savoir en Finlande nous apprend que la moitié de ces derniers ont du mal à faire le total de leurs heures de travail, et que ceux qui ont le plus de difficultés à cet égard sont les cadres et les dirigeants. Les auteurs ont également observé une érosion de la notion de durée convenue de travail hebdomadaire, ainsi qu'un "étirement" des horaires.

L'étude de Lonnie Golden sur le suremploi aux Etats-Unis parvient à des conclusions identiques. Selon l'auteur, le suremploi est un phénomène plus marqué chez les employés qui ont une semaine de travail chargée, dans certaines catégories de métiers - cadres, administrateurs, scientifiques, ingénieurs, certains techniciens - ainsi que dans certains secteurs - soins de santé, services, transports.

Il ressort de ces deux études que l'on tend à considérer comme normal le fait que les cadres n'aient pas d'horaire, ce qui n'empêche nullement, par ailleurs, bon nombre des salariés finlandais de souhaiter une réduction de leur temps de travail hebdomadaire. Ce souhait est davantage le fait de ceux dont l'horaire hebdomadaire est long (41 heures hebdomadaires ou plus) que de ceux dont la semaine de travail est plus courte (de 1 à 40 heures).

A l'opposé, on trouve ceux qui souhaitent faire davantage d'heures, mais qui, compte tenu de la forte demande dans ce domaine, ont peu de chances d'obtenir satisfaction. Là encore, les chercheurs plaident en faveur d'une dissipation des préjugés négatifs souvent attachés au travail à temps partiel ou aux horaires réduits de travail. Par ailleurs, l'acceptation du travail à temps partiel dans tous les compartiments d'activité (et, par conséquent, la normalisation de cette formule) devrait contribuer dans une large mesure à combler le déficit de travail décent, à promouvoir un horaire de travail qui respecte la santé de l'individu et les exigences familiales, et à garantir l'égalité entre hommes et femmes.

Les bouleversements de l'économie mondiale se sont accompagnés d'un formidable développement du travail à temps partiel, mais il s'agit bien souvent de postes peu propices à l'organisation d'une carrière. Jon C. Messenger rappelle que les politiques du temps de travail ne peuvent favoriser l'égalité entre sexes que si elles permettent aux femmes d'être sur un pied d'égalité avec les hommes dans le domaine de l'emploi, et aux deux partenaires de combiner travail salarié, responsabilités familiales et formation permanente.

Combler le déficit de travail décent: l'exemple des Pays-Bas

Bien que les Pays-Bas aient également été confrontés au risque de marginalisation inhérent au travail à temps partiel, l'acceptation de ce dernier a fait qu'aujourd'hui c'est le ménage comptant un actif et demi qui est devenu le modèle dominant. Selon Yerkes, il est rare aux Pays-Bas que le travail à temps partiel ne soit pas choisi de manière délibérée; de même, il n'existe plus qu'un écart insignifiant entre le temps de travail idéal des femmes et celui qu'elles accomplissent effectivement.

A quoi attribuer un tel changement? Sans doute au soutien dont les familles qui choisissaient la formule du travail à temps partiel ou la réduction du temps de travail ont bénéficié de la part du gouvernement néerlandais et des partenaires sociaux, qui voyaient là un moyen d'instaurer un équilibre entre vie professionnelle et vie privée, ainsi qu'à la mise en place de politiques visant à instaurer des normes sur les droits et les revenus des travailleurs à temps partiel et à garantir leur égalité.

Cette évolution n'a pas eu lieu du jour au lendemain - de fait, jusqu'aux années 1980, les Pays-Bas étaient même en retard sur d'autres pays européens en matière de développement du temps partiel, lequel commença à prendre son essor avec l'arrivée sur le marché du travail d'un contingent de femmes désireuses d'accroître le revenu familial. Initialement, les femmes ont choisi le travail à temps partiel parce qu'il n'existait pas de garderies; les employeurs ont quant à eux été vite acquis à cette formule, en raison de la souplesse et des économies qu'elle permettait.

Dans le milieu des années 1990, une nouvelle législation rendit applicable aux travailleurs à temps partiel les dispositions en matière de revenu minimum et de retraite. Les employeurs restaient favorables au travail à temps partiel. Aujourd'hui, le travail à temps partiel existe dans toutes les branches d'activité et tous les métiers.

Pourtant, bien des progrès sont encore nécessaires. Si les travailleurs à temps partiel jouissent désormais de l'égalité de traitement et sont en mesure de choisir des emplois de qualité, il n'en demeure pas moins que le créneau du temps partiel est occupé essentiellement par les femmes et que ces dernières continuent de se charger de l'essentiel des tâches domestiques.

Il apparaît que, d'une manière générale, les femmes choisissent délibérément de travailler à temps partiel. Aux Pays-Bas, 60 pour cent environ des emplois occupés par des femmes sont des temps partiels, ce qui représente la proportion la plus élevée de toute l'Union européenne. Selon les auteurs, même parmi les jeunes générations, les femmes qui choisissent de travailler à temps partiel pendant qu'elles élèvent leurs enfants ne reviennent pas, par la suite, au travail à plein temps.

Deux études importantes à paraître prochainement:

1. Working time around the world

Publié par Jon Messenger, Working time around the world examine les législations et les pratiques en vigueur en matière de temps de travail et propose une évaluation de la situation actuelle, en particulier dans les pays en développement et en transition. L'auteur analyse les tendances qui se dessinent à propos de questions déjà classiques - durée du travail excessive, travail par équipes, périodes de repos trop courtes - mais aussi de problématiques nouvelles liées aux thèmes de la déréglementation, de l'assouplissement de l'aménagement du temps de travail, de la diminution de la durée du travail, de l'égalité entre hommes et femmes et de l'économie informelle. Malgré tous les progrès accomplis au cours du siècle dernier en matière de réduction du temps de travail, force est de constater que l'écart entre pays industrialisés et pays en développement reste encore considérable dans ce domaine. L'auteur propose quelques solutions pour remédier à cette situation.

2. Travail et temps au XXIe siècle

Publié par Jean-Michel Servais, Patrick Bollé, Mark Lansky et Christine Smith, ce choix d'articles de la Revue internationale du Travail nous aide à mieux comprendre les courants de pensée et les orientations actuels, s'agissant des grands enjeux auxquels sont confrontés les travailleurs, dans leur vie quotidienne, mais aussi les employeurs qui subissent la pression de la concurrence internationale, et tous ceux qui, aux plans international et national, sont chargés d'élaborer les politiques et les législations. L'enjeu qui est au cœur du débat est de parvenir à redéfinir un ensemble de concepts et de règles qui permettent de concilier la sécurité socio-économique et la dimension humaine du travail, d'une part, avec, d'autre part, les impératifs de la concurrence mondiale et la nécessité, de plus en plus forte compte tenu des besoins du marché, d'une flexibilité de la main-d'œuvre. Cet ouvrage réunit des études d'Amartya Sen, Martha Nussbaum, Joseph Stiglitz, Robert Reich, Bob Hepple et Alain Supiot.

Pour plus d'information, visiter www.ilo.org/publns ou contacter pubvente@ilo.org


Note 1 - Decent working time: New trends, new issues, publié par Jean-Yves Boulin, Michel Lallement, Jon C. Messenger et François Michon, Bureau international du Travail, Genève, 2006.