Migrations: Les mythes et la réalité

Une forte médiatisation a récemment avivé le débat international sur les travailleurs migrants. La pauvreté et le déficit de travail décent sont les deux principales raisons qui poussent ces travailleurs à franchir les frontières dans l'espoir d'une existence meilleure et, très souvent, à accepter n'importe quel travail aussi malpropre ou dangereux soit-il. Mais le nœud du débat réside dans l'appréciation de leur apport et, par conséquent, du degré de responsabilité que doivent assumer les pays d'accueil à leur égard. Luc Demaret, spécialiste des activités pour les travailleurs au BIT, et Patrick Taran, spécialiste principal des migrations, analysent la situation actuelle des travailleurs migrants en séparant la fiction de la réalité dans le nouvel épisode du débat sur les migrations.

Personne ne s'étonnera d'apprendre que, sans l'aide d'une abondante main-d'œuvre immigrée, l'économie de la plupart des pays industrialisés serait très mal en point et peut-être même paralysée. Mais ces travailleurs expatriés et leur famille y trouvent-ils leur compte ?

Selon un article publié en janvier 2006 par une agence de presse, certains experts estiment que, sans les immigrés entrés illégalement dans le pays, l'économie britannique et ses services publics s'effondreraient. En octobre 2005, le Korea Times titrait sur la contribution des étrangers à la réussite de l'économie coréenne et, plus loin, affirmait qu'ils étaient devenus la colonne vertébrale de la "Corporate Korea". Plus récemment, le Financial Times (26 avril 2006), sous la plume d'une correspondante à Madrid, faisait observer que la relance de la demande de logements due aux immigrés avait été décisive dans l'essor renouvelé de l'industrie du bâtiment espagnole. Et l'année dernière, sur la base d'un accord signé entre le gouvernement, les employeurs et les travailleurs, l'Espagne a régularisé près de 700 000 travailleurs immigrés.

On le sait, les émigrés envoient des sommes importantes dans leur pays d'origine, souvent au prix d'énormes sacrifices et on ne compte plus les études sur le montant des rapatriements de fonds des quelque 86 millions de travailleurs émigrés de par le monde. D'après les dernières estimations, ce montant se situerait autour de 160 milliards de dollars par an, ce qui fait de ces transferts la deuxième source de devises derrière le commerce du pétrole. C'est aussi trois fois le montant global de l'aide au développement. En revanche, l'apport des immigrés, et notamment de ceux qui sont en situation irrégulière, à l'économie des pays d'accueil est généralement passé sous silence, voire nié.

Pourtant, sachant qu'un travailleur émigré envoie en moyenne dans son pays 13 pour cent de ses revenus, il s'ensuit qu'il en dépense 87 pour cent dans son pays d'accueil. On pourrait ainsi chiffrer, en partant du montant total des transferts, à plus de 1000 milliards de dollars par an l'investissement des immigrés dans l'économie des pays d'accueil! Dans une publication récente (Note 1), l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et l'OIT relèvent que, selon de nombreuses études, les migrants occupent des emplois vitaux dont les nationaux ne veulent plus et que leur présence, leurs activités et leur esprit d'initiative créent des emplois (voir encadré).

Mythe n°1: Les immigrés sont un fardeau pour l'économie du pays d'accueil

Brunson McKinley, Directeur général de l'OIM, affirme que l'idée selon laquelle les immigrés constituent un fardeau pour les pays d'accueil n'est fondée sur aucune analyse sérieuse (International Herald Tribune, 24 juin 2005). Ainsi, le gouvernement du Royaume-Uni a calculé qu'en 1999 et en 2000 les travailleurs immigrés au Royaume-Uni ont rapporté 4 milliards de dollars nets au budget de l'Etat, c'est-à-dire qu'ils ont payé plus d'impôts et de cotisations à la sécurité sociale qu'ils n'ont coûté en prestations. De plus, l'Institut de recherche sur les politiques publiques - Institute for Public Policy Research - a récemment indiqué que la contribution des immigrés aux recettes de l'Etat, qui équivalait à 8,8 pour cent du total en 1999 et en 2000, en représentait aujourd'hui plus de 10 pour cent. En Allemagne, chaque immigré rapporterait en moyenne un montant net de 60 000 dollars au cours de sa vie. En Espagne, 25 pour cent des recettes du bâtiment proviendront cette année des travailleurs immigrés, qui ont fait construire plus de 170 000 maisons. Aux Etats-Unis, l'immigration aurait généré un revenu national supplémentaire de 8 milliards de dollars en un an (OIM, Etat de la migration dans le monde en 2005, Genève, juin 2005).

D'important aujourd'hui, le rôle des travailleurs immigrés dans les pays hôtes pourrait devenir vital. Au point que certains tirent déjà la sonnette d'alarme face au risque d'une "fuite des cerveaux" qui serait préjudiciable aux pays en développement.

Dans un "Livre vert" publié en janvier 2005, la Commission européenne signale qu'entre 2010 et 2030, en maintenant les niveaux d'immigration actuels, la population des moins de 25 ans diminuera de vingt millions dans l'Union européenne. Si les tendances actuelles se confirment, la population d'un pays comme l'Italie diminuera de 28 pour cent d'ici à 2050 et celle de l'Espagne de 24 pour cent. Les quatre grands pays européens (Allemagne, France, Royaume-Uni et Italie) devraient, pour maintenir leur population à son niveau actuel, accueillir 700 000 étrangers par an au lieu de 230 000 aujourd'hui. Et s'ils veulent conserver le même niveau de population active sans repousser l'âge de la retraite, ils devront ensemble accueillir plus d'un million de travailleurs émigrés chaque année. Faute de quoi, d'après les résultats d'un exercice de simulation effectué par l'OIT, le niveau de vie des Européens n'équivaudra plus, en 2050, qu'à 78 pour cent de ce qu'il est aujourd'hui.

La Russie, pays qui accueille déjà le plus grand nombre d'émigrés après les Etats-Unis, verra le nombre de ses actifs diminuer de 750 000 cette année et de six millions d'ici à 2010. Aux Etats-Unis, le Bureau national des statistiques du travail prévoit que dix millions d'emplois seront vacants en 2010, surtout dans les entreprises de services à bas salaires. Certes, des flux migratoires d'une telle ampleur sont improbables mais une chose est sûre: les migrations contribueront à maintenir et à élever le niveau de vie du monde industrialisé. Et, pour des millions d'habitants de pays en développement, elles resteront une question de survie.

Mythe n°2: Les migrations sont un choix

Comme le fait observer Brunson McKinley, de l'OIM: "Il est grand temps de mettre fin au débat stérile sur la question de savoir s'il faut ou non des migrations. Elles existent, c'est un fait. Nous continuerons à avoir des migrations. Le seul choix que nous ayons est de concevoir et d'appliquer des mesures pour faire en sorte que les migrations soient sans danger, ordonnées, humaines et productives et pour qu'elles soient bénéfiques à la fois aux individus, aux sociétés d'origine et aux sociétés d'accueil" (International Herald Tribune, 24 juin 2005).

Le Président du Mexique, Vicente Fox, a exprimé le même sentiment en déclarant lors d'une visite officielle qu'il a effectuée en mai 2006 aux Etats-Unis : "Aujourd'hui, les gouvernements doivent absolument comprendre qu'il est urgent de trouver des mécanismes et des méthodes qui garantissent une immigration sûre, une immigration respectueuse des droits de l'homme et des droit du travail" (Agence France-Presse, 24 mai 2006).

Or sur ces derniers points, beaucoup reste à faire. Dans un rapport publié en juin 2006 à Genève, la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) constate que les migrants sont particulièrement exposés aux violations des droits syndicaux et des droits du travail. Déjà en 2004, l'OIT indiquait dans un rapport à la Conférence internationale du Travail que "bien trop nombreux sont encore les travailleurs migrants qui font face à des conditions de travail marquées par l'exploitation et les abus - travail forcé, bas salaires, mauvaises conditions de travail, absence quasi totale de protection sociale, déni de la liberté syndicale et des droits syndicaux, discrimination, xénophobie, exclusion sociale, ce sont autant de vicissitudes qui les privent des avantages qu'ils auraient pu tirer de leur travail à l'étranger".

Demain, les analyses le confirment, les pays industrialisés devront une fois de plus faire appel à l'immigration pour faire tourner leur économie. Cela ne doit pas faire oublier la nécessité de réduire le déficit de travail décent dans les pays du Sud, où les travailleurs n'ont souvent d'autre choix que de s'exiler pour faire vivre leur famille. Mais il faut aussi veiller à ce que les droits humains des travailleurs migrants, le principe de l'égalité des chances et de traitement et les normes fondamentales du travail soient respectés dans les pays d'accueil. C'est là le seul moyen de garantir que tous - travailleurs, pays d'origine et pays d'accueil - tirent pleinement profit des avantages qu'offrent les migrations.

L'OIT a récemment publié un Cadre multilatéral pour les migrations (voir encadré) qui devrait être un outil précieux pour aider les gouvernements, les employeurs et les travailleurs à atteindre ces objectifs. En effet, il y a toujours au cœur du phénomène migratoire l'aspiration légitime d'hommes et de femmes à la justice sociale. Comme l'a dit le grand sociologue suisse Max Frisch, en parlant de l'immigration dans son pays: "Nous avions besoin de main-d'œuvre, de bras, et ce sont des êtres humains qui sont arrivés."

Guide pratique sur les migrations de travailleurs

L'OSCE, l'OIM et l'OIT ont publié ce manuel en 2006 pour aider les Etats membres, qu'ils soient pays d'émigration ou pays d'immigration, à déterminer la ligne de conduite qu'ils entendent suivre et trouver des solutions concrètes afin de mieux gérer les migrations économiques et de mieux en maîtriser les flux.

Il passe en revue les différents aspects à prendre en considération pour ce faire, à savoir la protection des travailleurs migrants, les avantages d'une immigration organisée, l'administration des migrations économiques, les procédures d'admission des travailleurs étrangers et les mesures qui suivent l'admission, l'immigration irrégulière et la coopération entre Etats.

Selon Ibrahim Awad, directeur du Programme des migrations internationales du BIT, "Ce qui est le plus nécessaire aujourd'hui, c'est de garantir l'accès des travailleurs à des filières d'immigration légales et ainsi de prévenir la maltraitance, l'exploitation et la traite."

Le manuel a été rendu public à l'occasion du 13e Forum économique de l'OSCE, qui s'est tenu au mois de mai à Prague. Il a été élaboré par des décideurs et des experts des migrations de travailleurs de l'espace de l'OSCE et de pays qui bénéficient des services de l'OIM et de l'OIT. Il est en partie inspiré du Cadre multilatéral pour les migrations que l'OIT a inclus dans son Plan d'action de 2005 et qui contient des principes, des recommandations et des bonnes pratiques pour aider les mandants à élaborer et à améliorer leur politique en matière de migrations économiques. Trente conventions de l'OIT qui concernent directement les travailleurs migrants y sont énumérées.

"Les pays qui prennent des mesures pour prévenir la discrimination et faciliter l'intégration des travailleurs migrants réussissent beaucoup mieux à créer des emplois productifs et à résorber le chômage", affirme M. Awad. "Pour protéger les droits des travailleurs migrants et tirer le meilleur profit des avantages de l'immigration, il ne faut pas un raidissement mais une amélioration de la politique de l'immigration."

La Fédération de Russie s'engage à revoir sa politique de l'immigration

La gestion des migrations est l'un des aspects prioritaires du Programme de coopération que l'OIT et la Fédération de Russie ont signé durant la dernière session de la Conférence internationale du Travail pour la période allant de 2006 à 2009.

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, la Russie joue un rôle important dans les migrations économiques internationales puisqu'elle est désormais à la fois un pays d'émigration et de transit et un pays d'accueil. Le Service fédéral des migrations estime que 500 000 migrants en situation régulière et de 5 à 14 millions d'immigrés clandestins se trouvent actuellement sur le territoire russe.

Le programme de coopération met l'accent sur la nécessité d'améliorer la législation nationale ainsi que les mécanismes internationaux et bilatéraux de façon à régulariser la situation des travailleurs migrants et à prévenir leur exploitation. En outre, il comportera un volet sur les migrations internes afin accroître la mobilité des travailleurs et la flexibilité du marché du travail de la Fédération de Russie.


Note 1 - Guide pratique sur les migrations de travailleurs. OSCE, OIM et OIT, Genève, 2006.