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Guy Ryder: «Il est encore temps de faire que la mondialisation bénéficie à tout le monde»

Le Directeur général de l’OIT voit dans les changements politiques intervenus dans le monde ces derniers mois une forme de révolte des dépossédés – de ceux qui travaillent – qui estiment qu’ils n’ont pas bénéficié de la mondialisation.

Editorial | 20 janvier 2017
La Le Programme de développement durable pour 2030 des Nations Unies nous engage «à ne laisser personne de côté» et l’objectif du travail décent pour tous de l’Organisation internationale du Travail épouse le même principe.


Aujourd’hui, nous sommes à un moment clé de l’histoire où nous pouvons faire de cet objectif une réalité. Je vois dans l’évolution de la situation politique mondiale des derniers mois une révolte des dépossédés, des personnes – des travailleurs – qui estiment ne pas avoir bénéficié de la mondialisation telle qu’elle s’organise. Chaque génération espère et rêve qu’elle vivra mieux que la précédente, à la fois sur le plan professionnel et au sein de la société en général. Pour beaucoup, ce rêve a été brisé.

Je pense que leurs frustrations et leurs désillusions résultent en grande partie de leur expérience du travail, qu’il s’agisse de leur exclusion du travail ou de leur insertion sur un marché du travail dont ils jugent les conditions inacceptables.

Les sociétés dans lesquelles nous vivons tous répartissent les bénéfices de la mondialisation et du progrès économique de façon extraordinaire injuste. C’est un fait dûment établi que, depuis les années 1980 et 1990, les inégalités salariales par exemple se sont aggravées dans de nombreux pays du monde.

Le Rapport mondial sur les salaires de l’OIT, Les inégalités salariales au travail, publié le mois dernier, montre que dans la plupart des pays les salaires augmentent progressivement tout au long de l’échelle salariale puis s’élèvent brusquement pour le décile supérieur et, plus encore, pour le centile des salariés les mieux rémunérés.

En Europe, les dix pour cent d’employés les mieux payés perçoivent en moyenne 25,5 pour cent de la masse salariale totale de leurs pays respectifs, soit presque autant que les 50 pour cent les moins bien rémunérés (29,1 pour cent). La part du décile supérieur est encore plus grande dans certains pays émergents, par exemple au Brésil (35 pour cent), en Inde (42,7 pour cent) et en Afrique du Sud (49,2 pour cent). En Europe, un salarié du centile supérieur gagne environ 90 euros de l’heure, soit huit fois plus que le salaire horaire médian et 22 fois plus que le salaire moyen du décile le moins bien rémunéré.

De manière générale, la croissance salariale a ralenti dans le monde depuis 2012, passant de 2,5 à 1,7 pour cent en 2015, son niveau le plus bas en quatre ans. Si l’on exclut la Chine – où la croissance des salaires a été plus rapide que partout ailleurs –, la croissance des salaires mondiaux a reculé de 1,6 à 0,9 pour cent.

Nous sommes aussi confrontés à un double défi: réparer les dommages causés par la crise économique et sociale mondiale et créer des emplois de qualité pour les dizaines de millions de personnes qui arrivent chaque année sur le marché du travail. La croissance économique reste décevante et peu performante – en termes de niveau et de degré d’inclusion. Tout cela forme un tableau bien sombre de l’économie mondiale et de sa capacité à générer suffisamment d’emplois, à plus forte raison des emplois de qualité. La persistance d’un haut niveau d’emploi vulnérable, associée à un net manque de progrès dans la qualité des emplois – même dans les pays où les chiffres globaux s’améliorent – est inquiétante. Nous devons veiller à ce que les gains de la croissance soient partagés de manière inclusive.

En 2017, le nombre de chômeurs dans le monde atteindra un peu plus de 201 millions – avec une hausse supplémentaire de 2,7 millions attendue pour 2018 – puisque le rythme de croissance de la population active dépasse celui des créations d’emploi, selon les projections du Rapport de l’OIT, Emploi et questions sociales dans le monde – Tendances 2017 (WESO).

Nous avons besoin d‘une croissance économique qui soit durable et riche en emplois. Cette croissance ne peut être pérenne et équitable qu’en s’appuyant sur des institutions du marché du travail fortes et pertinentes, elles-mêmes fondées sur des principes et des droits internationalement reconnus qui renforcent la qualité des emplois.

Les salaires minimaux et la négociation collective peuvent jouer un rôle important dans ce contexte. Une tendance frappante s’est dessinée ces dernières années: pour endiguer la hausse des inégalités, de nombreux pays ont adopté un salaire minimum ou l’ont renforcé. Plusieurs pays ont récemment décidé d’augmenter leur salaire minimum, y compris le Mexique, tandis que d’autres, comme l’Afrique du Sud, envisagent d’instaurer un salaire minimum national.

Des données récentes, notamment celles de la Commission sur le salaire minimum d’Allemagne, montrent que des salaires minimaux bien conçus – dont les montants tiennent compte des besoins des travailleurs et de leurs familles et d’autres facteurs économiques – peuvent vraiment changer les choses pour les salariés du bas de l’échelle sans véritablement nuire à l’emploi.

L’accès à des possibilités de travail décent pour tous est le moyen le plus efficace d’augmenter le taux d’activité, de sortir les gens de la pauvreté, de réduire les inégalités et de relancer la croissance économique. Des systèmes de soutien appropriés doivent être mis en place pour veiller à ce que personne ne soit laissé de côté. C’est pourquoi l’OIT et la Banque mondiale ont lancé un Partenariat mondial pour la protection sociale universelle. Son ambition est d’aider les pays à étendre à tous les groupes pauvres et vulnérables des mesures garantissant la sécurité du revenu et de l’aide à tous ceux qui en ont besoin, tout au long de leur vie. Ce qui veut dire mettre les pensions de retraite et d’invalidité, les allocations familiales et de maternité, entre autres, à la portée de tous pour pallier le manque de protection dont souffrent actuellement des centaines de millions de personnes dans le monde.

Placer le travail décent et la justice sociale au cœur de l’élaboration des politiques, c’est reconnaître l’évidence; aucun d’entre nous ne peut se bâtir un avenir meilleur sans inclure les autres. J’en veux pour preuve qu’il suffit de lire les titres du jour pour trouver des situations où le déni des fondements de la justice sociale menace la paix, la stabilité et le développement. Dans toute société, quant trop de personnes se sentent exclues, il est fort possible que des forces déstabilisatrices sapent la croissance et perturbent l’harmonie sociale et politique.

Par Guy Ryder, Directeur général de l'Organisation internationale du Travail