Gérer les migrations de travail: la Turquie et l'Union européenne
ANKARA (BIT en ligne) - L'émigration de main-d'œuvre turque vers les Etats membres de l'Union européenne (UE) est l'un des principaux sujets des discussions, longtemps retardées, entre le gouvernement turc et l'UE qui ont commencé le 3 octobre. Alors que les adversaires de la demande d'adhésion de la Turquie à l'UE avancent le spectre de migrations de travail incontrôlées en provenance d'un pays de 72 millions d'habitants, ses supporters affirment qu'accueillir la Turquie, avec sa main-d'œuvre jeune, va dynamiser l'économie européenne et compenser les effets d'une population qui vieillit rapidement. La gestion des migrations de travail a également été au cœur d'une réunion tripartite d'experts qui s'est tenue au siège du BIT à Genève du 31 octobre au 2 novembre. Cette réunion a passé en revue le document provisoire du cadre multilatéral de l'OIT pour les migrations de main-d'œuvre, avant sa soumission au Conseil d'administration du BIT en mars 2006. BIT en ligne s'est entretenu avec Gülay Aslantepe, Directeur du Bureau de l'OIT à Ankara et Patrick Taran, du Service des migrations internationales de l'OIT.
BIT en ligne: Quelles sont les forces et les
faiblesses de la main-d'œuvre turque?
Gülay Aslantepe: La principale
force de la main-d'œuvre turque est son
extrême jeunesse. La moitié des 72
millions de Turcs a moins de 30 ans et seulement 7
pour cent a plus de 65 ans. Malheureusement, la
majorité de cette jeune population est mal
formée et pas suffisamment qualifiée, en
particulier pour les métiers de haute
technicité.
BIT en ligne: Comment la Turquie peut-elle
satisfaire la demande de l'UE d'une
main-d'œuvre très qualifiée et
bien formée?
Gülay Aslantepe: Si la Turquie
parvient à former les jeunes
générations selon les exigences du
marché du travail européen, cela signifie
qu'elles auront le minimum requis de
connaissances et de compétences pour être
flexibles et adaptables à leurs besoins
respectifs. Actuellement, le ministère de
l'Education met en œuvre un projet
d'enseignement professionnel financé par
l'UE qui est un pas positif vers la
satisfaction des besoins du marché du travail,
à l'échelon national au moins.
BIT en ligne: Les adversaires de la demande
d'adhésion de la Turquie brandissent le
spectre d'une hausse du chômage dans leurs
pays - Qu'avez-vous à leur répondre?
Patrick Taran: Les taux de chômage
sont élevés dans certains pays
d'Europe. Cependant des pays tels que
l'Irlande, l'Espagne et le Royaume-Uni
admettent un nombre croissant de travailleurs
migrants parce que les migrants apportent des
compétences qui ne sont pas disponibles
localement et occupent de très nombreux
emplois vacants dans l'agriculture, la
santé et les services que les ressortissants
du pays ne veulent pas, ou ne peuvent pas, occuper.
Ces tendances vont s'accélérer à
l'avenir. Si l'immigration n'est pas
une solution au vieillissement de la population ni
aux faibles taux de natalité, elle est
l'une des composantes d'une équation
politique indispensable pour maintenir la
productivité économique et la
compétitivité de l'Europe.
BIT en ligne: Comment peut-on assurer une
meilleure intégration des travailleurs
migrants turcs dans leurs pays d'accueil?
Gülay Aslantepe: Economiquement,
les travailleurs migrants turcs sont déjà
bien intégrés dans leurs pays
d'accueil. Pour la jeune génération
des migrants, l'enseignement professionnel est
très important pour leur insertion sur le
marché du travail. L'insertion sociale
demande d'autre part de la tolérance des
deux côtés. A cet égard, de gros
progrès ont été réalisés
avec, par exemple, un nombre croissant d'hommes
politiques d'origine turque élus dans les
parlements de toute l'Europe. Pour que
l'intégration soit pleinement
réussie, nous devons renforcer
l'acceptation des autres cultures,
prévenir les discriminations et combattre la
xénophobie.
BIT en ligne: Comment allez-vous faire face
à la concurrence des autres pays pour saisir
les opportunités du marché du travail de
l'UE?
Gülay Aslantepe: Les besoins de
main-d'œuvre en Europe ne sont pas les
mêmes que dans les années 60 quand des
milliers de travailleurs turcs non qualifiés
ont migré vers l'Allemagne et d'autres
pays européens. Aujourd'hui, il est rare
de voir s'ouvrir des entreprises créant 5
ou 10 000 emplois parce que les modes de production
ont changé… La Turquie doit le
comprendre et former ses jeunes. Une
main-d'œuvre bien éduquée et
bien formée est capitale pour profiter des
opportunités qu'offre le marché du
travail de l'UE.
BIT en ligne: Quel rôle peut jouer
l'OIT dans la gestion des migrations de
travail, en particulier pour le cadre
multilatéral qui doit être
négocié ici à Genève?
Patrick Taran: L'OIT joue un
rôle clé en aidant les gouvernements et
les partenaires sociaux à réguler les
migrations de travail et à protéger les
travailleurs migrants de manière à ce que
ce type de migration devienne une solution
gagnant-gagnant pour les pays d'origine et les
pays d'accueil. L'intérêt de
préparer ce cadre multilatéral est de
fournir aux gouvernements un accompagnement vers
des politiques et des pratiques qui marchent. Le
cadre montre comment mettre en pratique des
traités et des lois que de nombreux pays ont
adoptés. Il met l'accent sur le lien entre
migration et préoccupations relatives au
marché du travail tout en plaidant pour une
approche fondée sur les droits de chacun, pour
s'assurer que ni les migrants ni les
ressortissants locaux ne sont lésés - que
le travail décent s'applique à tous -
alors que l'Europe et le reste du monde sont
confrontés à l'intense pression de la
concurrence et aux fractures qu'engendre la
mondialisation.