Migration du personnel infirmier et des médecins - En quête de prairies où l'herbe est plus verte

Près de 100 millions de personnes travaillent dans le secteur de la santé à l'échelle mondiale, mais celui-ci n'attire plus assez de nouvelles recrues, dans les pays avancés comme dans les pays en développement. La pénurie de professionnels de santé rend leur recrutement si difficile que des agences de placement privées lancent des campagnes agressives de promotion et de recrutement dans les pays pourvoyeurs de main-d'oeuvre. Une étude récente du BIT analyse cette pénurie de personnel soignant et le rôle joué par les agences privées de recrutement dans le contexte des flux migratoires internationaux.

Article | 16 mars 2006

LONDRES (BIT en ligne) - Conrado, un infirmier asiatique hautement qualifié, a été, comme beaucoup d'autres, démarché par une entreprise dont le siège est situé au Royaume-Uni et qui possède des bureaux dans une ville d'Asie.

Les entretiens accordés par le personnel de l'agence et le test de présélection ont été facturés près de 200 livres sterling chacun. Les candidats au départ ont ensuite été informés qu'ils devaient débourser 300 livres sterling supplémentaires pour le permis de travail et le placement.

Après avoir payé un total de 700 livres - sans recevoir le moindre reçu - Conrado et ses collègues ont alors appris qu'ils devaient verser une caution d'un mois ainsi qu'un mois de loyer pour leur logement à leur arrivée au Royaume-Uni. Ils n'ont par contre pas été informés que le Service de santé britannique verse une avance sur salaire de 500 livres au personnel infirmier immigrant. Ils ignoraient également que leur logement était fourni par l'agence.

"Nous étions tous ruinés en terme de budget, et c'est à ce moment-là qu'une société financière nous a proposé un prêt de 1500 livres sterling ... Nous avons sauté sur l'occasion même si nous savions que tout notre salaire ou presque y passerait. Nous n'étions pas en mesure de refuser cette offre", explique Conrado.

A son arrivée au Royaume-Uni, le personnel soignant a reçu un bail à signer pour un logement qu'il n'avait pas encore vu. Deux mois plus tard, Conrado et ses collègues se sont rendu compte qu'ils n'avaient pas les moyens de payer leur loyer et qu'ils ne pouvaient pas se nourrir correctement. "Je vivais avec un budget hebdomadaire de cinq livres pour l'alimentation. Je mangeais une pomme le matin, un encas au réfectoire à midi, et du riz le soir", raconte Conrado.

"L'image d'une course au trésor planétaire est souvent utilisée pour décrire la nouvelle migration du personnel soignant. Une course à l'issue de laquelle les participants découvriront logiquement un trésor. Mais ce n'est pas toujours le cas, comme le montre l'exemple de Conrado" déplore Susan Maybud, spécialiste du secteur de la santé au BIT et coauteur de cette étude.

Fuite, apport ou gâchis de personnel qualifié?

Depuis une vingtaine d'années, les pays développés peinent à pourvoir les postes de personnel soignant. Aux Etats-Unis, une pénurie de 20 pour cent des personnels de santé est prévue d'ici 2020 si la tendance actuelle se confirme. Au Royaume-Uni, 100 000 infirmiers et infirmières devraient prendre leur retraite d'ici 2010. Dans l'Union européenne, plus de la moitié des médecins étaient âgés de plus de 45 ans en 2000; en Norvège, l'âge moyen des dentistes atteint 62 ans.

De leur côté, les pays en développement peinent pour former et retenir du personnel médical suffisamment qualifié. Près de 36 pays africains n'atteignent pas l'objectif d'un médecin pour 5 000 personnes, même dans les zones épargnées par les conflits, comme en Zambie et au Ghana, où l'on ne compte qu'un docteur pour plus de 10 000 personnes.

Or la plupart du temps, les professionnels de santé qui s'exilent ne rentrent pas. Une infirmière en Ouganda touche généralement 38 dollars par mois, tandis qu'une infirmière aux Philippines en gagne 380. Aux Etats-Unis, le salaire mensuel moyen d'une infirmière avoisine les 3 000 dollars.

"Etant donné les difficultés du système de santé africain, je ne peux pas en vouloir aux médecins qui s'expatrient en quête de prairies où l'herbe est plus verte... Mais je suis désolé pour les pauvres qui se retrouvent privés de soins de qualité", explique un médecin africain.

"L'émigration fait partie du droit de chacun à la liberté de mouvement et à l'utilisation de son propre savoir et de ses compétences pour chercher à améliorer sa vie. Cependant, les conséquences néfastes du recrutement international de personnel soignant sur les systèmes de santé surchargés des pays pauvres interpellent. Les flux migratoires des pays pauvres vers les pays mieux lotis creusent les inégalités mondiales sur le plan de la santé, en entravant la capacité des systèmes de santé fragiles de fournir un service de soins adéquat à l'heure de la mondialisation du marché du travail", précise Susan Maybud.

"Même si les remises de fonds envoyées par les émigrés sont une source de revenu national bienvenue pour les pays pauvres - un dollar perçu sous forme de remise de fonds en génère deux dans l'activité économique locale - elles n'amortissent pas l'investissement réalisé par les gouvernements pour la formation du personnel soignant", ajoute-t-elle.

Réguler le recrutement international

Confrontés au phénomène migratoire des professionnels de santé, les pays ont mis en place des commissions nationales, régionales et internationales. Ils ont également proposé ou fait appliquer des lois, et même essayé de promulguer des interdictions visant à limiter la migration. Des rapports sur des agences privées malhonnêtes ont soulevé des demandes de mécanismes de régulation améliorés. Dans de nombreux pays, les agences de recrutement doivent s'inscrire auprès des autorités gouvernementales. Les agences déclarées peuvent facturer des frais d'inscription et des services au personnel infirmier, mais ces tarifs sont fixés.

En Inde, seules les agences agréées par le ministère du Travail peuvent procéder à des recrutements internationaux. En Irlande, la loi oblige les employeurs à prendre en charge les frais et interdit formellement les déductions sur salaire par les agences de recrutement. Le Code de pratique du Commonwealth pour le recrutement international de personnel de santé préconise aux gouvernements de passer des accords contrôlables avec les agences de recrutement et de mettre en place des mécanismes de suivi.

Pour citer un exemple de bonne pratique, l'étude mentionne le Code de pratique utilisé par les employeurs du service national de santé britannique pour le recrutement international de professionnels de santé. Ce code recommande aux employeurs de ne faire appel qu'aux agences qui appliquent les normes définies dans le Code de pratique. Il prévoit également que les pays en développement ne devraient pas être la cible de recrutements de professionnels de santé. Actuellement, ce Code est suivi par 178 agences et il est prévu qu'il s'étende à 200 autres à partir de 2005.

Adoptée en 1977, la recommandation no. 157 de l'OIT vise à favoriser l'harmonisation des règlements en matière de formation et de pratique, la reconnaissance mutuelle des diplômes et les programmes d'échanges de personnel infirmier sur la base d'accords bilatéraux et multilatéraux concernant le personnel infirmier migrant.

"Les gouvernements sont responsables de la planification et du développement de la main-d'oeuvre du secteur de la santé. La mise en oeuvre d'un recrutement international respectant des normes de qualité passe avant tout par les employeurs et les recruteurs. Les syndicats et les associations professionnelles ont également un rôle important à jouer en matière de prévention de l'exploitation de travailleurs immigrés, en diffusant des informations et en assistant les victimes d'abus", conclut Mme Maybud.


Care trade: The international brokering of health care professionals (en anglais), par Susan Maybud et Christiane Wiskow, in Merchants of Labour, édité par Christiane Kuptsch, Institut international d'études sociales, OIT, Genève, 2006.
Exemple tiré de "Forced Labour and Migration to the UK" (en anglais), par Bridget Anderson et Ben Rogaly, Centre on Migration, Policy and Society, Oxford University and Trade Union Congress, 2005.