Allocution d'ouverture de Gilbert F. Houngbo, Directeur général de l'OIT, à la 111e Conférence internationale du Travail

Déclaration | 5 juin 2023
Monsieur le Président, [Ali bin Samikh al Marri]
Madame la Vice-Présidente [Corina Adjer],
Monsieur le Vice-Président [Henrik Munthe],
Monsieur le Vice-Président [Zahoor Awan],
Mesdames et Messieurs les Délégués,
Mesdames et Messieurs,

Bienvenue à la 111eme session de la Conférence internationale du Travail.

Je voudrais d’abord féliciter les membres du Présidium pour votre élection pour présider les travaux de cette Conférence.

Excellences, Mesdames et Messieurs,

Nous nous réunissons à nouveau en présentiel à un moment charnière du marché du travail. Les progrès technologiques et scientifiques continuent de façonner les nouvelles formes de travail, génèrent des milliers d’emploi sans oublier les gains décisifs de productivité.

Au même moment, tous les pays, sans exception, poursuivent leurs efforts de réabsorption des gains économiques et sociaux perdus à raison de la crise COVID-19 même si, force est de constater que ces efforts sont plutôt mis à mal par les nombreuses crises qui bouleversent le monde.

Ces transformations structurelles du marché du travail se poursuivront sans aucun doute. S’il est vrai que plusieurs pays aujourd'hui sont confrontés à la pénurie des compétences, à l'impact des changements démographiques sur le marché du travail, d'autres États membres font face à la migration économique et à la fuite de cerveaux, tout en souhaitant développer les compétences nationales de leur main d’œuvre pour satisfaire leurs propres marchés de l’emploi.

S'il est vrai, aussi, que les pays à revenu élevé ont globalement retrouvé leur niveau socio-économique pré-COVID-19, les études de l’OIT confirment que le tableau est plus sombre pour l’ensemble des pays à faible revenu. Ainsi, l'Observatoire de l’OIT sur le monde du travail, publié la semaine dernière, indique un niveau de chômage mondial estimé à 191 millions des personnes, à peine inférieure à celui d'avant crise.

Les pays à faible revenus sont confrontés à un déficit d'emploi de 21,5% contre 8,2% pour les pays à revenu élevé. La situation est plus inquiétante pour les pays à faible revenu et surendettés : le déficit d'emploi est plutôt de 25,7% reflétant ainsi l'impact de la problématique de l'espace fiscal et le surendettement sur le marché du travail.

Si le marché du travail est aujourd'hui caractérisé d'un côté par des jeunes toujours plus dynamiques et mieux formés, il n'en reste pas moins vrai qu'un jeune sur 5 est sans emploi et évolue en dehors du système éducatif et de formation. Ceci contribue largement et négativement à la problématique de l'économie informelle dont la situation malheureusement s’empire depuis la pandémie.

Malgré les efforts des gouvernements et banquiers centraux pour juguler une inflation galopante (qui devrait perdurer à 7% en 2023 selon le FMI), l'augmentation globale des salaires est restée bien en deçà de la montée des prix, entraînant ainsi une dégradation presque constante du pouvoir d'achat surtout pour les tranches les plus vulnérables de la société qui consacrent une plus grande partie de leur salaire à leurs besoins essentiels.

Si l'on accueille favorablement les gains de productivité et leur impact positif sur l'économie, l'on se doit également de rappeler le fossé toujours plus grand qui sépare la croissance de la productivité et celle des salaires, sans oublier la multitude des micros et petits entreprises créatrices d'emplois qui doivent déposer leurs bilans.

Excellences, Mesdames, Messieurs,

Mon message est simple. Nul ne devrait pratiquer la politique de l’autruche. Les avancées salutaires dérivées de la quatrième révolution industrielle, qui promet une transformation radicale des modes de production, les bouleversements démographiques, l'impérieuse nécessité d'une décarbonation de l'économie constituent, à juste titre, des opportunités pour un futur meilleur pour nous toutes et nous tous. Mais en même temps, les inégalités ne cessent de se creuser - Il est aberrant de constater qu'à ce jour 4 milliards de nos concitoyens n’ont aucune protection sociale et que 214 millions des travailleurs gagnent moins du seuil de pauvreté. Comment pouvons-nous expliquer que les femmes gagnent en moyenne, 20% de moins que leurs collègues hommes ?

Je crois fondamentalement que nous ne saurions rester spectateurs devant la résurgence du travail des enfants et du travail forcé. Nous ne saurions rester spectateurs des risques de discrimination, d'exclusion, ou de violence et d’harcèlement.

Bref, en un mot, il nous faut appuyer davantage sur l’accélérateur de la justice sociale. Justice sociale, qui, faut-il le rappeler, est et demeure la pierre angulaire et la raison d'être première de notre organisation. Elle est aussi à la base de l'agenda social des Nations Unies depuis sa création.

L’initiative d’une Coalition mondiale pour la justice sociale se veut de rassembler tous les acteurs et actrices de bonne volonté du monde du travail, mais aussi du système des Nations Unies, des institutions financières internationales, des banques multilatérales de développement, du secteur privé et de la société civile et universitaire, afin de galvaniser nos efforts vers une meilleure justice sociale.

A court terme, nous voudrions élever le débat politique sur la nécessité d’intégrer systématiquement l'agenda social dans tous les grands rendez-nous internationaux, régionaux et locaux. Ensemble, d'ici la fin de l'année, nous souhaitons définir les grandes thématiques sur lesquelles nous devons porter ces efforts supplémentaires. L'Accélérateur mondial pour l'emploi et la protection sociale et des transitions justes lancé par le Secrétaire Générale des Nations Unies, avec mon prédécesseur Guy Ryder, en est un bon exemple.

La lutte contre les inégalités et l'informalité et l'accès pour tous et pour toutes à l'éducation et à l'apprentissage constituent d’autres exemples, de même que l’intégration des droits de l’homme et des droits du travail dans les accords commerciaux et les chaines d’approvisionnement.

La Coalition mondiale pour la justice sociale vise à accélérer la mise en œuvre de l'Agenda 2030 pour le développement durable en mobilisant les acteurs du système multilatéral pour mieux aligner leurs actions sur les objectifs de justice sociale.

S'appuyant sur le mandat de l'OIT en matière de justice sociale, la Coalition vise à équilibrer les considérations environnementales, économiques et sociales dans la conversation mondiale, y compris dans la réforme de l'architecture financière internationale.

Nous voudrions plaider pour la cohérence des politiques et l'investissement dans la protection sociale et le travail décent.

Nous voulons approfndir également le discours sur la refonte du système financier pour mieux soutenir l'économie réelle et les emplois décents et assurer une approche centrée sur l'humain.

Excellences, Mesdames et messieurs,

Depuis ma prise de fonction, j’ai eu l’opportunité de visiter plusieurs Etats membres. J’ai pu constater les effets néfastes des crises successives, l’augmentation des inégalités, la question brûlante du coût de la vie, pour ne nommer que quelques-uns des problèmes qui se posent à nous.

Cependant, j’ai été également témoin de la détermination de nombreux gouvernements et partenaires sociaux à faire face à ces défis, ainsi qu’aux nouveaux enjeux.

Il existe, fort heureusement, une réelle volonté de s’attaquer aux obstacles structurels qui entravent le progrès économique et social. Je parle ici d’un engagement pour faire en sorte que les nouvelles technologies créent des emplois décents, pour fournir les compétences et le soutien nécessaires à la transition juste afin que travailleuses et travailleurs, ainsi que les entreprises, puissent bénéficier de la nouvelle économie à faible intensité de carbone, et pour soutenir la protection sociale dans des sociétés toujours plus justes, cohésives et résilientes.

C’est pour toutes ces raisons que mon premier rapport à la Conférence a pour objet de Faire avancer la justice sociale.

Je remercie aussi chaleureusement les chefs d’État et de gouvernement, les représentants des organisations d’employeurs et de travailleurs, les collègues des agents du système multilateral et les autres dirigeants qui ont accepté de prendre part au Sommet sur le monde du travail : justice sociale pour tous.

Excellences, Mesdames et Messieurs,

Dans ce contexte, nous devons renforcer notre attachement à un multilatéralisme efficace. Il doit se matérialiser, au sein de l’OIT et au-delà de notre organisation, par un engagement constructif et une recherche de solutions partagées et consensuelles.

Face aux risques de divisions, face aux risques d’enracinement et face aux risques de polarisation des diverses opinions, nous avons le devoir et l’obligation morale de maximiser l’usage de la diplomatie pour rapprocher les points de vue des différents groupes. In fine, à un moment où le multilatéralisme est mis à mal, nous devons tout faire pour assurer la primauté de la force de la diplomatie internationale sur la diplomatie de la force.

Nous devons essayer de comprendre les points de vue des uns et des autres, de chercher des terrains d’entente et de faciliter l’inclusion.

A l’OIT, cela signifie aussi faire avancer la ratification de l’amendement constitutionnel de 1986 afin que nous puissions progresser dans la démocratisation de la gouvernance de l’OIT.

Il est de mon devoir, comme directeur général, d’attirer votre attention sur ce malaise, car en effet il y a ce malaise. Deux tiers des Etats membres, soit 125 pays ont ratifié ledit amendement. Mais sa mise en œuvre demeure illusoire et bloquée par 8 des 10 Etats membres ayant l’importance industrielle considérable. Cet état des choses est contraire à nos valeurs de démocratie, de transparence et de justice sociale.

Excellences, Mesdames et Messieurs,

Gardons à l’esprit toute notre expérience de négociation tripartite au cours des deux prochaines semaines pour parvenir à un consensus au sein des diverses commissions de la Conférence.

Tout d’abord, j’attends avec impatience la discussion de l’étude d’ensemble sur la réalisation de l’égalité entre les femmes et les hommes au travail qui sera au centre des travaux de la Commission de l’application des normes.

Deuxièmement, la Commission normative sur l’apprentissage se penchera sur la nécessité cruciale de promouvoir un apprentissage de qualité dans le cadre de politiques adéquates. Elle offre l’occasion de définir éventuellement une nouvelle norme internationale du travail sur l’apprentissage de qualité.

Troisièmement, j’encourage la Commission chargée de la discussion récurrente sur la protection des travailleurs qui nous indiquera les futures priorités en matière de renforcement des institutions du travail dans l’esprit de la Déclaration du centenaire de l’OIT, je ne peux que me réjouir de l’intérêt des participants pour se pencher sur cette question.

Quatrièmement, face aux défis du changement climatique, la Commission chargée de la discussion sur la transition juste examinera les effets sur le monde du travail de la transition vers une économie à faible intensité de carbone.

Enfin, les travaux de la Commission des finances se focaliseront sur l’adoption du programme et budget pour la période biennale 2024-25.
L’adoption du budget est essentielle pour nous, afin de fournir les ressources nécessaires à mettre en œuvre des solutions appropriées et centrées sur l’humain et faire progresser notre défi de justice sociale.

Au cours de cette Conférence, vous aurez aussi l’opportunité d’examiner mon rapport sur la situation des travailleurs dans les territoires arabes occupés. Il confirme malheureusement des conditions du marché du travail qui demeurent pénibles, un niveau de chômage élevé et une augmentation du niveau de pauvreté, surtout à Gaza où le taux de pauvreté est monté de 59% à 65%. Le Bureau continuera à fournir une assistance technique à l’Autorité palestinienne, ainsi qu’aux travailleurs et employeurs en Palestine.

Excellences, Mesdames et Messieurs,

Profitons donc de cette conférence pour construire un monde plus stable et équitable avec des transitions justes, des apprentissages de qualité qui soutiennent les compétences et le potentiel d’emploi des jeunes, une protection du travail inclusive et efficace et surtout, plus de travail décent.

Merci.