Colloque international

Du Traité de Versailles à la Déclaration du centenaire: le passé, le présent et le futur de l’OIT

Le Directeur général Guy Ryder dresse une esquisse de l’histoire de l’OIT et met l’accent sur l’importance de la Déclaration du centenaire à l’occasion d’un colloque tenu à quelques jours du 100e anniversaire de la signature du Traité de Versailles qui a créé l’OIT.

Déclaration | 26 juin 2019
Monsieur le Président, cher Patrick Bernasconi,
Madame la représentante du gouvernement français au Conseil d’administration, chère Anousheh Karvar,
Monsieur le Ministre, cher Gilles de Robien,
Messieurs les Présidents, Secrétaires et Délégués généraux des organisations syndicales et professionnelles,
Mesdames et Messieurs, chers amis,

Permettez-moi tout d’abord de remercier tout particulièrement le Président Bernasconi pour son accueil au Palais d’Iena. Je voudrais également remercier pour l’organisation de cette conférence le Ministère du Travail et en particulier la Présidente du Comité d’histoire du Ministère, Madame Agnès Jeannet, ainsi que Madame la Professeure des Universités Isabelle Lespinet-Moret.

Mesdames et Messieurs,

Depuis le début de l’année, j’ai eu de très nombreuses occasions de rappeler que l’OIT a cent ans. Ce matin, je n’ai jamais été aussi proche de la vérité, puisque c’est le 28 juin 1919, à Versailles, que les signataires du traité -entre autres Lloyd George, Woodrow Wilson et bien sûr Georges Clemenceau- ont mis un terme à la Première guerre mondiale et ont jeté les bases de notre organisation. C’est donc un moment d’histoire que nous vivons ensemble aujourd’hui.

D’ailleurs, Monsieur le Président, nous partageons une partie de cette histoire. Les fondateurs de nos deux institutions cherchaient la réponse à la même question : comment représenter la société et le monde du travail dans une démocratie ? La place des corps intermédiaires a toujours été une question complexe, et les modalités d’articulation entre démocratie politique et démocratie économique et sociale varient selon les époques et les traditions nationales.

Cette question, on se la posait en 1919, lorsque l’OIT a été créée, organisation internationale tripartite dans laquelle les gouvernements de 42 Etats acceptaient de partager le pouvoir à égalité avec des représentants des travailleurs et des employeurs. Cette question, on se la posait aussi en France, en 1924, lorsque le gouvernement dirigé par Edouard Herriot créait un Conseil national économique, ancêtre du CESE.

Cette question concerne la légitimité de l’exercice du pouvoir et son acceptation par les peuples. Son actualité a d’ailleurs solennellement été rappelée par le Président Macron à la tribune de la Conférence internationale du Travail le 11 juin dernier, lorsqu’il a revendiqué le tripartisme comme méthode de gouvernement.

Cette communauté d’origine, Monsieur le Président, me conduit à présent à souligner les rapports exceptionnels qu’ont entretenus dès l’origine l’OIT et la France. La France est un pays fondateur de l’OIT, dont la création résulte de l’édification du premier système multilatéral, autour de la Société des Nations. Ainsi, elle est à l’origine de la création du multilatéralisme et je souhaite souligner à quel point elle en est aujourd’hui l’un des plus ardents défenseurs. Le premier Directeur général du Bureau international du Travail fut Albert Thomas, compagnon de Jean Jaurès et forte personnalité, qui a profondément marqué l’histoire de cette institution. Des années plus tard, Francis Blanchard dirigera le BIT entre 1974 et 1989.

La France a apporté à l’OIT un soutien précieux et constant. Des personnalités françaises éminentes parmi les représentants du gouvernement et des partenaires sociaux ont laissé leur empreinte. Leur parole forte résonne encore dans la mémoire de l’OIT. Je salue la mémoire de Léon Jouhaux, Yvon Chotard, Jean-Jacques Oechslin, Philippe Séguin, Marc Blondel. La France perpétue cet engagement au sein de l’OIT, et je voudrais dire le plaisir que j’ai à retrouver aujourd’hui Gilles de Robien, Anousheh Karvar, Bernard Thibault, Anne Vauchez et Yves Veyrier.

Mesdames et Messieurs,

En célébrant aujourd’hui le centenaire de l’OIT, nous célébrons l’anniversaire de la plus ancienne des organisations du système multilatéral. La conférence que nous ouvrons ce matin nous éclairera sans doute sur les raisons de cette longévité exceptionnelle, qui n’est pas le fruit du hasard. Permettez-moi quelques réflexions sur ce sujet.

Je voudrais d’abord revenir sur les circonstances exceptionnelles qui ont rendu possible la création d’une telle organisation: la première guerre mondiale et le lourd tribut payé par le monde du travail, le sentiment partagé alors par une large partie des élites politiques, économiques et intellectuelles que cette guerre marquait la fin d’une époque, et la conviction qu’il fallait réserver dans le monde à reconstruire une place plus importante aux nouvelles forces sociales montantes, au monde du travail. Il est vrai que la révolution russe a pu faciliter cette prise de conscience. Sans la perception d’un «péril bolchevique», il est fort probable que l’OIT n’aurait jamais vu le jour.

Une première leçon de cette histoire extraordinaire doit donc nous encourager à toujours tirer parti des circonstances mêmes les plus difficiles, pour les transformer en opportunité. C’est finalement cette leçon que retinrent les responsables de l’OIT pendant la seconde guerre mondiale, en préparant depuis Montréal la renaissance de l’OIT, qui sera consacrée en 1944 par la Déclaration de Philadelphie. Ces pages d’histoire montrent combien aujourd’hui il ne faut jamais perdre espoir, ni céder au défaitisme et encore moins abandonner ses principes sur l’autel de la facilité.

Mesdames et Messieurs,

Ensuite, je voudrais souligner combien dans son histoire centenaire, l’OIT a trouvé dans le tripartisme de sa structure un facteur de résilience et de légitimité. Depuis l’origine, ce tripartisme a permis à l’OIT d’apparaître comme le garant international du caractère indissociable de l’économique et du social, de la croissance et de la justice sociale, à travers les normes internationales du travail qui font du dialogue social, de la négociation collective et de la liberté syndicale des piliers de la démocratie et de l’Etat de droit.

Que signifie le tripartisme à l’OIT, concrètement ? Il signifie que les orientations de cette Organisation sont déterminées par une synthèse permanente des préoccupations des acteurs du monde du travail. Il signifie aussi un ancrage dans les réalités du travail et leur évolution. C’est ainsi que l’OIT a pu s’adapter aux bouleversements du monde, en redéfinissant à chaque fois ses priorités pour en assurer l’actualité, qu’il s’agisse aujourd’hui des enjeux du développement durable, de la mondialisation de l’économie et du rôle moteur qu’y jouent les entreprises multinationales à travers leurs chaines d’approvisionnement.

Nous devons probablement à cet enracinement dans le monde réel nos réalisations des dernières années au plan normatif; il en est pour preuve l’adoption la semaine dernière par la Conférence internationale du Travail de la Convention n°190 concernant l’élimination de la violence et du harcèlement dans le monde du travail.

Nous devons aussi au tripartisme le rôle que l’OIT a pu jouer dans la réponse à la crise de 2008. Face aux excès de l’économie financiarisée et à la dérégulation, l’OIT est apparue comme le lieu où les représentants de l’économie réelle et du travail pouvaient bâtir des consensus et des compromis indispensables pour répondre à la crise. En a découlé le Pacte mondial pour l’emploi en 2009, qui imposa l’OIT comme un acteur nécessaire des nouvelles instances internationales se mettant en place, je pense en particulier au G20.

Enfin, je voudrais souligner un dernier héritage de l’histoire et du mandat de l’OIT qui a contribué à mon sens à sa longévité, c’est la nécessité de faire de la justice sociale un objet de coopération internationale. L’amélioration du sort des travailleurs ne peut être poursuivie avec succès dans un seul pays indépendamment d’un effort de coopération entre les nations. C’était l’intuition des pères fondateurs, vérifiée depuis.

Souvenons-nous du préambule de la Constitution de l’OIT: «Attendu que la non réalisation par une nation quelconque d’un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d’améliorer le sort des travailleurs…». Souvenons-nous aussi du troisième des 14 points de Président Woodrow Wilson qui estimait que des conditions équitables de concurrence sur le plan économique et social étaient une condition d’un multilatéralisme ordonné à construire. On prête d’ailleurs à Georges Clemenceau la phrase suivante: «Dieu nous a donné les Dix Commandements et nous les avons rompus. Wilson nous donne les quatorze points. Nous verrons.» Souvenons-nous enfin des premiers mots de la Constitution de l’OIT: «Pas de paix durable sans justice sociale».

Mesdames et Messieurs,

Parmi les réalisations de cette coopération internationale au service de la justice sociale, je voudrais ici mentionner l’œuvre accomplie au titre des droits fondamentaux au travail, reconnus à l’OIT en 1998, une étape très importante dans l’histoire de l’Organisation.

A l’époque, c’était une façon d’inscrire ces droits fondamentaux au travail parmi les droits humains qui s’imposent non seulement aux Etats, mais aussi aux acteurs non étatiques, aux entreprises par exemple, qui s’engagent de plus en plus sur ce terrain, à travers leurs chartes ou les accords qu’ils négocient avec les fédérations syndicales internationales. Ces principes et ces droits fondamentaux, qui portent sur le travail des enfants, le travail forcé, les discriminations et la liberté syndicale et la négociation collective font partie d’un ordre public mondial auquel devraient se conformer tous les acteurs de l’économie mondialisée.

Mesdames et Messieurs,

Pour autant, cette longévité centenaire exceptionnelle nous oblige, nous ne devons pas nous endormir sur les lauriers figurant sur le symbole des Nations Unies. J’ai insisté sur quelques-uns des atouts de l’Organisation et de sa structure tripartite pour mieux souligner le rôle que nous devrons jouer à l’avenir face aux défis du multilatéralisme et de l’avenir du travail.

Sur l’avenir du travail, les concertations que nous avons menées depuis maintenant trois ans - je salue d’ailleurs l’engagement de nos mandants français à cet égard - ont largement préparé le terrain à l’adoption de la Déclaration du Centenaire le 21 juin dernier. L’OIT dispose à présent d’une feuille de route pour les années à venir, qui la conforte dans l’exercice de son mandat en faveur de la justice sociale et du travail décent. Plus que jamais, nos ressources sont mises à la disposition de nos mandants, c’est-à-dire des acteurs du monde du travail, pour les soutenir dans les transformations qu’ils vivent d’ores et déjà.

Sur le multilatéralisme, je voudrais remercier très sincèrement la France pour l’appui déterminé qu’elle a apporté à l’OIT ces deux dernières années, et particulièrement depuis qu’elle exerce la présidence du G7. Les conclusions de la Ministérielle sociale du 7 juin dernier et l’adoption pour la première fois d’une Déclaration tripartite dans un G7 portent une forte ambition en matière de cohérence du système multilatéral, j’espère que nous en verrons le résultat lors du Sommet de Biarritz. Le Président Macron a lui-même exprimé cette ambition le 11 juin dernier à la tribune de la Conférence internationale du Travail, avec une force de conviction remarquable. Il a notamment rappelé qu’il nous faut «remettre du multilatéralisme partout et nous battre pour que l’ensemble des nations et avec elles, l’ensemble de ses partenaires, avancent de concert».

Or, comme en 1919, nous avons besoin de leadership en ce domaine, pour transformer les risques auxquels nous faisons face en opportunités. D’autant que nous vivons dans un monde finalement beaucoup plus complexe que celui des fondateurs de l’OIT. Le multilatéralisme est remis en question. Nous devons compter avec 187 Etats membres. Nous devons également compter avec des acteurs non gouvernementaux, les entreprises multinationales, qui jouent un rôle majeur dans notre économie mondialisée, et qui appellent sans doute des responsabilités nouvelles. Dans la mise en œuvre de cette Déclaration du centenaire, nous devrons évidemment en tenir compte. Nous devrons convaincre, mobiliser les énergies, susciter l’adhésion pour gagner en influence. Tels sont les ressorts qui détermineront nos succès à venir.

Je vous remercie de votre attention.