108ème Conférence Internationale du Travail

Commission de l'Application des Normes: Discours de clôture de Marc Leemans

Discours de clôture de Marc Leemans, porte-parole des travailleurs au sein de la Commission de l'Application des Normes, le 21 juin 2019.

Déclaration | 21 juin 2019
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,

Notre Commission a pu cette année mener ses travaux à bien tout au long de cette conférence sous l’excellente présidence de Monsieur Patrick Rochford et grâce à l’implication de l’ensemble des mandants tripartites de notre commission. Je tiens à remercier tout particulièrement les membres du groupe travailleurs de notre commission pour la confiance qu’ils m’ont accordée et pour leur implication qui nous a permis d’obtenir de bons résultats.

Les conclusions adoptées dans le cadre des cas individuels permettront d’œuvrer à la mise en conformité du droit et de la pratique des Etats dont nous avons examiné le cas. Les conclusions de l’étude d’ensemble guideront également les initiatives que pourront prendre le Bureau et les Etats membres dans la mise en place ou le développement de mécanismes de protection sociale forts. Pour toutes ces raisons, je vous invite à adopter les conclusions de notre Commission.

Permettez-moi d’abord de partager avec vous quelques considérations.

Dès l’adoption des premières normes internationales du travail par notre Organisation, s’est posée la question de la manière dont l’application effective de ces normes pourrait être garantie.

Très vite s’est imposée l’idée de mettre sur pied une Commission spécifique qui se chargerait de contrôler l’application en droit et en pratique des normes internationales du travail de l’OIT dans les Etats membres. C’est ainsi que naquit la Commission d’application des normes en 1926.
Le Centenaire de l’OIT a forcément donné des accents particuliers aux travaux de notre Commission. Ce fut une opportunité pour le groupe des travailleurs de notre Commission de rappeler l’objectif fondamental au service duquel elle a été mise sur pied : la réalisation de la justice sociale comme fondement d’une paix universelle et durable.

La justice sociale est un objectif qui, depuis toujours, reste et restera encore d’actualité. La longévité de notre Organisation en est la meilleure preuve et nous pouvons affirmer, sans trop de risque de nous tromper, qu’elle conservera encore longtemps toute sa pertinence.

La justice sociale est bien évidemment une notion évolutive. Sa pertinence encore aujourd’hui implique toutefois qu’elle revête en elle des principes universels de base qui traversent les âges.

Notre commission a traditionnellement commencé ses travaux en menant une discussion générale, abordant notamment les liens existants entre notre commission et les autres organes de contrôle de l’OIT.

Les différents organes de contrôle de l’OIT sont des organes indépendants dont les missions sont complémentaires. Chacun agit dans le cadre de son mandat sans que l’un ou l’autre ne puisse exercer un contrôle sur le travail de l’autre et encore moins lui donner des injonctions.
L’indépendance n’empêche pas les différents organes de contrôle de pouvoir nouer le dialogue afin d’améliorer le fonctionnement des mécanismes de supervision. Nous avons à cet égard reçu le président sortant et la nouvelle présidente de la Commission d’experts lors de notre discussion générale. Nous avons également reçu le président du Comité pour la liberté syndicale, ce qui est une première et une très bonne chose.

Ce dialogue entre les organes de contrôle doit être mené dans le respect mutuel. Or, nous avons dû constater que certains délégués sont allés jusqu’à remettre en cause la légitimité des experts. Cela dépasse le cadre de l’expression légitime d’un désaccord ou d’une divergence d’opinion en termes respectueux. Le mandat de la Commission d’experts prévoit clairement qu’elle est chargée de l’examen de la portée juridique, du contenu et de la signification des dispositions des conventions. Ce mandat garantit la légitimité et la pleine indépendance des experts.

La qualité des interactions qui s’opèrent entre les organes de contrôle est conditionnée par les moyens dont bénéficie le Bureau pour pouvoir faire face à la charge de travail considérable qu’implique l’analyse des rapports soumis à l’OIT. Il est donc fondamental d’accorder au Bureau les moyens nécessaires au soutien indispensable qu’il apporte aux différents organes de contrôle. C’est fondamental en vue de refléter l’ensemble des observations et rapports soumis dans le rapport des experts qui se doit de donner la vue la plus complète de l’application des normes de l’OIT.

La qualité du travail des organes de contrôle est également tributaire du respect par les Etats membres de leurs obligations de faire rapport. Or, nous avons dû constater de nombreux manquements à cet égard lors de notre séance spéciale dédiée à l’examen des cas de manquements graves aux obligations de faire rapport. Il s’agit d’un problème récurrent que nous ne cessons de dénoncer depuis plusieurs années.

Il convient de saluer les initiatives prises par le Bureau qui s’attèle à identifier les causes du problème et à y apporter des solutions en vue de faciliter le travail d’élaboration des rapports par les Etats membres. L’initiative des experts de procéder à des appels urgents en cas de manquements répétés est également à saluer. Ce sont des démarches essentielles dans la mesure où ces rapports représentent la base même du travail des organes de contrôle. L’amélioration du respect des obligations de rapport ne doit toutefois pas reposer sur les épaules du Bureau ou des experts. Cette responsabilité incombe en premier lieu aux Etats membres.

Le BIT est par ailleurs la cheville-ouvrière de toute l’organisation et il joue un rôle crucial dans toutes les missions qui sont menées. Nous avons dû regretter que certains délégués ont soutenu que le bureau devait s’abstenir de promouvoir la ratification des instruments. Cela n’a aucun sens. Bien au contraire, le Bureau se doit de jouer un rôle de premier plan dans la mise en œuvre des normes de l’OIT et cela passe bien évidemment par la promotion de la ratification des instruments.

Mesdames, Messieurs,

Vous le savez, il est un sujet qui divise profondément les groupes employeurs et travailleurs au sein de notre Organisation. Malgré cela, nous sommes parvenus à rétablir un fonctionnement normal des travaux de notre Commission après la crise de 2012. Il n’empêche que nos divergences de vues persistent et il nous semble fondamental de rappeler notre position à ce sujet.

Le droit de grève est un droit fondamental garanti par la Convention 87. Il constitue l’essence même de la liberté d’action des organisations syndicales. Formuler un programme implique nécessairement de mener des actions pour le réaliser. Et cela comprend notamment une cessation concertée du travail.

Le fait que la grève ne soit pas explicitement mentionnée dans la convention est indifférent à ce propos. L’interprétation incluant ce droit dans la convention n’a fait l’objet d’aucune contestation par les employeurs jusqu’en 1993.

Force est de constater que le groupe des gouvernements a également reconnu le droit de grève dans sa déclaration de 2015, rejoignant ainsi la lecture du groupe des travailleurs, de la commission d’experts et du comité pour la liberté syndicale.

Il nous semble utile de rappeler les termes de la déclaration des gouvernements en 2015, et je cite : « le groupe gouvernemental reconnaît que le droit de grève est lié à la liberté syndicale, qui est un principe et droit fondamental au travail de l’OIT. Il reconnaît en outre expressément que, sans protection de ce droit de grève, la liberté syndicale et, en particulier, le droit d’organiser des activités pour promouvoir et protéger les intérêts des travailleurs ne peuvent être pleinement garantis ». Fin de citation.

La législation de la plupart des Etats membres et les décisions prises par de nombreuses juridictions ou autres instances internationales reconnaissent également ce droit de grève au niveau international.

Il nous apparaît donc clairement que la position des employeurs est isolée, non seulement au sein de l’OIT mais également en dehors.
Les exigences du consensus ne nous permettent néanmoins pas de refléter cette évidence dans les conclusions que nous adoptons au sein de notre Commission. Il est néanmoins important de pouvoir exprimer nos divergences de vue à ce sujet. Ces divergences ne doivent cependant pas paralyser le fonctionnement de notre Commission. Son travail est trop important. Nous nous réjouissons d’avoir pu trouver, depuis 2015, un modus vivendi qui permet à notre Commission de poursuivre ses travaux malgré cette divergence de vue profonde.

Mesdames, Messieurs,

Notre Commission s’est également penchée sur l’analyse des cas individuels. Avant d’entamer cette discussion, il a fallu composer la fameuse liste courte. Sa composition suscite encore et toujours de nombreuses critiques de la part de certains Etats membres.

Je souhaiterais rappeler que cette liste est composée de façon consensuelle entre les vice-présidents employeurs et travailleurs de notre Commission.

Les critères sur base desquels la liste a été élaborée sont clairs et font d’ailleurs l’objet d’une séance spéciale d’explication lors de laquelle les Etats membres concernés peuvent recevoir toutes les explications relatives à leur présence sur la liste. Sachant cela, il est difficile de prétendre que l’élaboration de la liste souffre d’un manque de transparence.

Certains Etats membres ont plaidé pour être impliqués dans la composition de la liste. Or, aucun Etat ne souhaite figurer sur la liste. Leur donner un rôle pour composer la liste ne ferait que les pousser à tenter d’éviter de se retrouver sur la liste. Cela viderait notre Commission de sa raison d’être : confronter les Etats membres aux manquements qui leur sont reprochés dans la mise en œuvre des normes de l’OIT. Seuls les groupes travailleurs et employeurs sont à même de déterminer les Etats membres qui doivent répondre de leurs obligations relatives aux normes internationales du travail.

La participation des gouvernements dans les travaux de notre Commission se retrouve toutefois à d’autres niveaux : le gouvernement du cas examiné a l’occasion d’expliquer dans quelle mesure il estime respecter les normes de l’OIT. Par ailleurs, les gouvernements ratifient les conventions, font les rapports, communiquent des informations à notre commission et peuvent y intervenir.

La liste des 24 cas sur laquelle nous nous sommes penchés faisait état de manquements graves aux conventions. Si nous avons pu constater certains éléments de progrès dans l’analyse de l’un ou l’autre cas, il convient de rappeler que la situation générale dans les 24 Etats membres figurant sur la liste reste en contravention avec les conventions examinées. Si nous traitons d’un cas de progrès, il sera identifié comme tel sur la liste établie par les partenaires sociaux. Ce qui n’a pas été le cas cette année. Nous sommes ouverts à l’examen de cas de progrès, mais pas au détriment des cas de manquement. Cela devra donc se faire en plus de la liste des 24 cas.

Mesdames, Messieurs,

Nous avons cette année encore constaté une participation contrastée des Etats. En effet, certains Etats membres n’ont cessé d’attaquer le système de contrôle des normes de l’OIT. Nous ne pouvons l’accepter. Ces attaques incessantes ont été le fait d’une alliance des récalcitrants qui ont œuvré à mettre en place une solidarité négative entre eux, une diplomatie de manquements.

J’évoquais il y a quelques instants les critiques à l’égard de l’élaboration de la liste. En fait, plus qu’une critique des méthodes d’élaboration de la liste, il s’agit d’une remise en cause de l’existence même des mécanismes de contrôle.

Pourtant, l’ensemble des mandants tripartites a réitéré son engagement à œuvrer au renforcement du système de supervision lors de la session de mars 2019 du Conseil d’administration.

Nous sommes néanmoins confiants que cette offensive menée contre les mécanismes de supervision réveillera des alliances beaucoup plus vertueuses, qui auront à cœur de défendre les principes fondamentaux de notre institution. Nous avons déjà pu en constater les prémisses cette année, grâce aux interventions de certains Etats et groupes gouvernementaux, particulièrement de l’Union européenne, ayant systématiquement pris la défense des mécanismes de supervision de l’OIT. Nous espérons que ce mouvement s’intensifiera dans les prochaines années.

Mesdames, Messieurs,
Cette année encore, nous avons traité de cas qui reviennent de manière récurrente devant notre Commission. La persistance des manquements qui leur sont reprochés, l’ampleur des défis et enjeux auxquels nous sommes confrontés peuvent parfois susciter chez certains une forme de désespoir.

A ceux-là, je voudrais rappeler les mots de Jean Jaurès. Je cite : « L'histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l'invincible espoir ». Fin de citation.

L’histoire de notre organisation et ses réalisations sont la parfaite illustration de la véracité de ce propos. Il ne saurait y avoir de place pour le désespoir au sein d’une organisation qui a une mission aussi grande et noble que celle de la réalisation de la justice sociale.

Je ne pourrais terminer mon propos sans encore une fois réitérer mes remerciements au Président de notre Commission, à notre rapporteuse ainsi qu’à la représentante du Secrétaire général. Je remercie également l’ensemble du Bureau et du secrétariat, les interprètes, la régie, les gouvernements pour leurs apports ainsi que les employeurs et plus particulièrement leur porte-parole Sonia Regenbogen.

Je remercie tout particulièrement mon groupe, celui des travailleurs, pour sa participation active et pour sa solidarité. Tous mes collaborateurs directs, ceux de la CSC et de la CSI, ceux d’ACTRAV.

Au nom du groupe des travailleurs, j’émets le souhait de voir ce travail de qualité se poursuivre en 2020 de sorte à relever les nouveaux défis tout en renforçant davantage le rôle de premier plan de notre commission.

Je vous remercie.