Séance Académique de la Chambre des Salariés du Luxembourg: Allocution de M. Dan Cunniah, Directeur d'ACTRAV

Déclaration | Luxembourg | 24 mai 2011

Altesse royale,

Excellence,

Monsieur le ministre du Travail,

Monsieur le Président de la Chambre des Salariés,

Mesdames et Messieurs de la Direction de la Chambre des salariés,

Mesdames et Messieurs,

C’est un honneur et un plaisir pour moi de pouvoir vous adresser aujourd’hui les meilleurs vœux de l’Organisation internationale du Travail et de son Directeur général

Monsieur Juan Somavia.

Un honneur parce qu’en dédiant cette séance académique à la 100e session de la Conférence internationale du Travail, vous avez souhaité non seulement célébrer les réalisations de notre organisation, mais aussi appuyer son rôle dans l’avenir. Un plaisir aussi parce que je sais que la Chambre et ses membres sont d’ardents défenseurs des valeurs des principes et des normes de l’OIT.

Dans le concert des agences des Nations Unies, trois choses caractérisent l’Organisation internationale du Travail.

Tout d’abord, l’OIT est avec l’Union internationale des Télécommunications et l’Union postale universelle l’une des plus anciennes organisations internationales.

Ce que l’on sait moins c’est que les organisations de salariés ont joué un rôle important dans la création de l’OIT.

Au nom de la délégation française à la Conférence des syndicats alliés qui se réunit en 1916 à Leeds, Léon Jouhaux, Secrétaire général de la CGT française, trace dans un rapport le plan général que devront reprendre en 1919 les rédacteurs du Traité de Versailles qui donnera au sortir de la Première guerre mondiale naissance à l’Organisation internationale du Travail.

La Conférence syndicale de Leeds adopte une résolution qui, outre des revendications sur la protection du droit syndical, l’assurance sociale, la durée du travail et l’abolition du travail des enfants, propose l’établissement d’un Bureau international du Travail et l’harmonisation, par le haut des législations du travail.

Trois ans plus tard, l’OIT était créée.

Deuxième caractéristique : l’OIT est une organisation tripartite, la seule du système des Nations Unies. Les salariés y siègent sur un pied d’égalité avec les employeurs et les gouvernements.

Troisième caractéristique : l’OIT non seulement adopte des normes internationales du travail, mais elle a mis en place un système unique de supervision et de contrôle de l’application de ces normes.

Deux idées forces sont à l’origine de la création de l’OIT et vous m’avez demandé de parler du rôle de l’organisation dans le 21e siècle. Et bien ces deux idées forces, lancées par les visionnaires qui ont inclus la création de l’OIT dans le traité de Versailles en 1919 ; ces deux idées forces n’ont rien perdu de leur actualité, je dirais de leur pertinence, voire de leur sagacité pour l’OIT d’aujourd’hui et de demain.

D’une part, il ne peut pas y avoir de paix durable sans justice sociale ; les révolutions du monde arabe sont une nouvelle illustration de cette vérité.

D’autre part, l’internationalisation du commerce exige que soient mises en place des règles du jeu applicables et appliquées partout. La persistance de l’exploitation dans un pays est source de concurrence déloyale. Pouvons-nous tolérer au 21e siècle que 200 millions d’enfants soient au travail au lieu d’être à l’école ?

Aujourd’hui ces principes restent la base de l’action de l’OIT qui y a ajouté, dans sa Déclaration de Philadelphie de 1944, que le travail n’est pas une marchandise.

L’OIT incarne un idéal d’humanité universelle des conditions de travail qui est l’expression de la justice sociale et un facteur de paix entre les nations. L’OIT a pour mission de traduire dans les faits, par l’entremise du dialogue social et du tripartisme, les valeurs universelles que sont la liberté, la dignité humaine, la sécurité et la non-discrimination dans le monde du travail. L’agenda du travail décent est l’expression contemporaine de cet idéal. Dans la Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable, adoptée par la Conférence internationale du Travail en juin 2008, les délégations tripartites de 182 Etats Membres de l’OIT ont reconnu que l’organisation joue un rôle primordial en aidant ses Membres à atteindre dans le contexte de la mondialisation les objectifs qui sont énoncés dans son mandat constitutionnel.

La priorité pour l’OIT demain est la promotion du travail décent. Pour résumer : un emploi ; un emploi qui permet de vivre dignement et de faire vivre sa famille ; un emploi qui ne met pas la santé ou la vie du travailleur en danger ; une sécurité sociale et, particulièrement un emploi où les salariés ont leur mot à dire : c’est-à-dire le droit de former ou d’adhérer à des organisations syndicales de leur choix, de mener des négociations collectives pour améliorer leurs conditions de vie et de travail.

Le grand défi pour l’OIT au cours de ce siècle sera de s’attaquer à la précarisation du travail. C’est cette précarisation de l’emploi quant à la durée d’un contrat de travail, quant à la nature de la relation de travail qui peut amener avec elle, non seulement l’incertitude du lendemain, l’inaccessibilité à l’exercice de certains droits ou encore des situations d’exploitation ; mais cette précarisation de la main-d’œuvre porte en elle, si elle n’est pas maîtrisée, jugulée ou régulée, les germes des conflits de demain.

Dans ce contexte, le Bureau des activités pour les travailleurs (ACTRAV) organise du 4 au 7 octobre de cette année un Colloque sur les politiques et réglementations destinées à lutter contre le travail précaire.

Au cœur du dispositif de l’OIT figurent les normes internationales du travail : les Conventions, il y en 188, qui sont des traités internationaux qui ont force de loi dans les pays qui les ont ratifiées et les Recommandations qui sont des propositions d’orientations de politiques non contraignantes.

Votre pays le Luxembourg, je suis heureux de le constater et de le dire, fait figure de bon élève puisqu’il a ratifié pas moins de 101 conventions. Je crois savoir que la Chambre des salariés y est pour quelque chose.

En 2008, le Luxembourg a ratifié 16 conventions internationales du travail portant sur des questions de santé et sécurité au travail. C’est sans doute à mettre au livre des records ; mais c’est surtout le témoignage d’un respect et d’une vigilance pour les conditions d’emploi des salariés. Et puis aussi de l’adéquation des instruments de l’OIT au monde du travail du 21e siècle.

Certaines de nos conventions ont valeur de droits fondamentaux au travail : Il s’agit des normes concernant la liberté syndicale, l’interdiction du travail des enfants, l’abolition du travail forcé et l’interdiction de la discrimination dans l’emploi et la formation.

Le nombre croissant de ratifications des conventions internationales du travail apparaît définitivement comme le signe d’un soutien à l’agenda du travail décent de l’OIT. En 2010, les huit conventions fondamentales ont recueilli 1322 ratifications, c’est-à-dire 90 pour cent du total des ratifications potentielles de ces conventions pour 183 Etats Membres.

33 Etats Membres n’ont pas encore ratifié la convention no. 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, adoptée en 1948. Le nombre total de ratifications enregistrées pour l’ensemble des conventions a été de 7725 en 2010.

Même si la réalité est différente, on estime que par la simple vertu de l’adhésion à l’OIT, chaque pays devrait au moins respecter les principes de ces normes fondamentales.

Voilà encore un formidable défi pour l’OIT au 21e siècle : imposer dans le processus de mondialisation une dimension sociale. Asseoir l’autorité de l’OIT dans le concert des institutions qui pilotent cette mondialisation : l’Organisation mondiale du Commerce, le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. L’idée généreuse de la clause sociale – le lien entre la liberté du commerce et le respect des normes internationales du travail – est-elle dépassée ? On ne pourra pas échapper à cette question. Le commerce et la finance n’ont-ils pour finalité que l’enrichissement de quelques-uns ? Ou bien sont-ils au service de la justice sociale ? Peut-on encore dire aujourd’hui avec la crise économique qui vient de précipiter le monde dans la décroissance, que le laisser-faire est une option ?

Des règles claires, certes minimales, certes flexibles, mais des règles universelles dans le domaine du travail s’imposent aujourd’hui, comme hier, pour assurer que progrès économique rime avec progrès social.

Est-on arrivé à la fin de l’histoire normative de l’OIT ? Mais alors que dire des nanotechnologies ? Du nucléaire ? De la transition vers le respect de l’économie verte ? De l’encadrement de la relation de travail dans les nouveaux secteurs ? De la sous-traitance ?

Cette année, à la 100e Conférence internationale du Travail, l’OIT devra adopter les premières normes internationales pour protéger le travail domestique. N’est-il pas étonnant que les mandants de l’OIT aient attendu 2011 pour porter à l’ordre du jour de la Conférence une question qu’ils avaient traitée pour la première fois en 1948 et pour laquelle en 1965, la Conférence internationale du Travail avait appelé à l’action normative dans une résolution ?

Est-il anachronique de parler aujourd’hui de travail décent pour cette catégorie de travailleurs et de travailleuses ? Ils sont aujourd’hui 100 millions dans le monde et les projections démographiques, notamment le vieillissement de la population dans les pays industrialisés, indiquent qu’ils ne seront peut-être pas en nombre suffisant.

La Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable (adoptée en juin 2008) stipule que (je cite) :

« … la violation des principes et droits fondamentaux au travail ne saurait être invoquée ni utilisée en tant qu’avantage comparatif légitime, et que les normes du travail ne sauraient servir à des fins commerciales protectionnistes. »

Promouvoir la ratification des conventions, utiliser les mécanismes de contrôle et proposer de nouveaux chantiers normatifs, tel doit être là aussi le rôle de l’OIT demain. La négociation collective, par exemple, continuera-t-elle de s’arrêter aux frontières nationales d’un pays alors que les entreprises multinationales et des fédérations syndicales internationales entament des dialogues transfrontaliers et signent des accords-cadres ? L’OIT ne devra-t-elle jouer le rôle d’harmonisation dans ce nouveau dialogue ?

Mesdames et Messieurs,

Il est temps de construire une nouvelle ère de justice sociale fondée sur le travail décent. Les événements récents dans le monde arabe, je l’ai dit, ont mis en exergue des revendications demeurées jusque là enfouies dans les coeurs des populations: l’aspiration à mener une vie décente et à un avenir décent fondé sur la justice sociale.

Les grandes failles de l’économie mondiale, perceptibles depuis longtemps, sont apparues au grand jour, révélant incertitudes et fragilités, sentiments d’exclusion et d’oppression, ainsi qu’un déficit d'opportunités et d’emplois, une précarisation croissante aggravée par la crise économique mondiale.

Pour les hommes et les femmes qui sont sans emploi donc sans moyens de subsistance, peu importe que l’économie de leur pays connaisse un taux de croissance de 3, 5 ou 10 pour cent par an si cette croissance les marginalise et les prive de protection.

Ils sont concernés par la capacité de leurs dirigeants et leurs sociétés à promouvoir des politiques porteuses d’emploi et de justice, de pain et de dignité, des politiques qui leur laissent la liberté d’exprimer leurs besoins, leurs espoirs et leurs rêves et la latitude suffisante pour élaborer des solutions pratiques où ils ne seront pas exploités.

En réalité, les gens ont l’habitude de juger ce que la société, l’économie et la politique leur apportent à l’aune du travail. Quel avenir leur apporte ce travail pour eux et pour les familles qui en dépendent ? S’ils ont ou non un emploi, quelle qualité de vie ce travail leur confère, quel sort leur est réservé quand ils sont au chômage, malades ou ne peuvent pas travailler.

De bien des manières, la qualité du travail, pas seulement sa quantité, déterminera demain la qualité de la société. Aujourd’hui, le monde du travail est dévasté: plus de 200 millions de personnes dans le monde sont sans emploi, y compris près de 80 millions de jeunes, des chiffres qui atteignent des sommets historiques. Sans compter le nombre de travailleurs en situation d’emploi vulnérable – 1,5 milliard – et les 630 millions de travailleurs pauvres qui vivent eux et leurs familles avec 1,25 dollar des Etats-Unis ou moins par jour.

Dans le même temps, les inégalités mondiales se creusent. La crise a tronqué de moitié les augmentations de salaires, réduit la mobilité sociale par le travail et confiné de plus en plus de personnes dans des emplois mal rémunérés.

Les disparités de revenus s’accentuent dans certains pays. Les jeunes, quelle que soit leur formation, sont de plus en plus souvent confrontés à la probabilité de ne jamais trouver un emploi décent – la perspective d’une génération perdue menace. Et la classe moyenne, désorientée, recule.

Pour réaliser une mondialisation équitable, nous avons besoin d’une nouvelle vision de la société et de l’économie, conjuguant une approche équilibrée du rôle de l’Etat, du marché et de la société et une définition claire des possibilités et des limites de l’action individuelle dans ce cadre.

Notre action doit aller au-delà d’une simple reprise de la croissance – nous ne sortirons pas de la crise si nous conservons les politiques qui nous y ont précipités. C’est aussi cela parler du rôle de l’OIT demain.

Nous devons progresser vers une nouvelle ère de justice sociale. Que faudra-t-il pour y parvenir? Dans le monde du travail, les étapes sont claires:

  • Premièrement, reconnaissant que le travail n’est pas une marchandise, les politiques doivent être fondées sur les valeurs humaines de solidarité, de dignité et de liberté – le travail n’est pas seulement un coût de production. Il est source de dignité personnelle, de stabilité familiale et de paix au sein des communautés;
  • Deuxièmement, faire des objectifs de création d’emplois de qualité une composante essentielle des priorités de politique macroéconomique en jugulant la précarité au même titre que l’effort pour maîtriser l’inflation et l’assainissement des comptes publics;
  • Troisièmement, procurer une protection sociale durable sur le plan budgétaire aux quatre-vingts pour cent des personnes qui, aujourd’hui dans le monde, sont privées de toute forme de sécurité sociale, en commençant par la création d’un socle minimum de protection sociale universelle; un thème sur lequel planchera notre 100e Conférence internationale du Travail ;
  • Quatrièmement, reconnaître que les droits fondamentaux au travail et le dialogue social qui relèvent du domaine de la liberté et de la dignité de l’homme sont aussi les instruments d’une meilleure productivité et d’un développement équilibré; et
  • Cinquièmement, encourager l’investissement et les investisseurs dans les petites entreprises, dans les secteurs à haute intensité de main-d’oeuvre, favoriser les marchés du travail inclusifs et la formation qualifiante.

En un mot, ce que nous réserve l’avenir dépend pour beaucoup de l’attention que les sociétés voudront bien attacher à la promotion du travail décent.

«Il ne saurait y avoir de paix universelle et durable que fondée sur la base de la justice sociale». Ces mots de mise en garde de la Constitution de 1919 de l’OIT auxquels j’ai fait référence dans mon introduction résonnent fortement aujourd’hui.

Ce qui est sûr c’est que l’œuvre engagée en 1919 doit se poursuivre, sans doute avec de nouveaux instruments, certainement avec la créativité de nouvelles politiques, sûrement en tenant compte des évolutions et des nouvelles réalités, évidemment et utilisant au mieux le progrès technologiques, peut-être avec de nouvelles institutions, mais toujours, oui toujours en plaçant la personne, sa dignité, ses droits et le bien-être des peuples au centre de notre action. Mondialiser la justice sociale n’est-ce pas là une merveilleuse mission que le monde assigne en ce 21e siècle à l’OIT ?

Je sais en tout cas que pour la remplir elle pourra aussi compter sur les salariés du Luxembourg, et aussi bien que sur les deux autres mandants tripartites du Luxembourg.

Je vous remercie.