Pour une agriculture affranchie du travail des enfants

La grande majorité des enfants exploités à travers le monde ne travaillent pas dans les fabriques, les ateliers clandestins ou le commerce ambulant des régions urbaines; du lever au coucher du soleil, leur vie se résume à planter et récolter, épandre des pesticides et garder les troupeaux dans les fermes et les plantations des régions rurales.

GENÈVE – Grandir dans une ferme: à première vue, l’image d’une enfance rêvée, de filles et garçons travaillant au grand air aux côtés de leurs parents ou grands-parents et apprenant les valeurs et la satisfaction qu’apporte le travail semble idyllique. Mais la réalité est tout autre. Actuellement des millions d’enfants à travers le monde sont victimes d’exploitation dans des fermes et des plantations de tous types et de toutes tailles, et triment dans des conditions souvent effroyables, astreints à des travaux dangereux contre un salaire de misère, voire nul. Pour beaucoup de ces enfants, ce travail comporte des risques pour leur sécurité, leur santé et même leur vie. En outre, il les prive de scolarité.

Les enfants qui sont obligés de travailler pendant de longues heures dans les champs peuvent difficilement aller à l’école et suivre une formation, ce qui les empêche de sortir de la pauvreté. Les filles sont d’autant plus concernées qu’elles cumulent souvent tâches domestiques et travail dans les champs.

Indépendamment de l’âge, l’agriculture compte, avec l’extraction minière et la construction, parmi les trois secteurs les plus dangereux en termes de morts, d’accidents et de blessés. D’après les statistiques de l’OIT, l’agriculture concentre près de la moitié des accidents mortels du travail (BIT, 2000, p. 3). Les risques potentiels sont nombreux et les niveaux de risques élevés. Bien souvent, les enfants sont contraints à travailler de longues heures, à utiliser des outils affilés conçus pour des adultes, à porter des charges trop lourdes pour eux et à manipuler des machines dangereuses. Ils sont également exposés aux pesticides toxiques, aux maladies, à des températures extrêmes et à des conditions d’hygiène malsaines. Ils sont aussi souvent victimes d’abus et de harcèlement. Cette liste est loin d’être exhaustive.

Mais toutes les formes de travail auxquelles sont affectés des enfants dans le secteur agricole ne leur portent pas préjudice ou n’entrent pas dans la catégorie des travaux à éliminer conformément à la convention (no 138) sur l’âge minimum ou la convention (no 182) sur les pires formes de travail des enfants. Il ne s’agit pas d’éliminer les activités appropriées à l’âge des enfants, ne présentant qu’un risque mineur et ne les privant pas d’éducation et de temps libre. De fait, de nombreux types de travail peuvent être bénéfiques aux enfants, car ils les dotent de compétences pratiques et sociales qui leur permettront de gagner leur vie lorsqu’ils seront adultes. Les jeunes astreints à certains travaux agricoles font souvent preuve de confiance en eux, d’estime de soi et de compétences professionnelles. L’OIT s’est associée à des organisations agricoles internationales pour promouvoir le travail décent des jeunes dans le secteur agricole (voir encadré).

Promotion du travail décent chez les jeunes dans le secteur agricole

La promotion du travail décent des jeunes dans le secteur agricole est l’un des principaux axes d’action de l’IPEC en matière de lutte contre le travail des enfants. La création d’emplois pour les jeunes dans ce secteur contribuerait à lutter contre le travail des enfants, à promouvoir le travail et le développement rural et à réduire la pauvreté en augmentant les revenus. Mais beaucoup de jeunes refusent de travailler dans le secteur agricole en raison des rémunérations trop faibles, des horaires trop longs, des conditions de travail difficiles et dangereuses, et des faibles possibilités de carrière qu’offre le secteur.

Pour attirer les jeunes de 15 ans et plus vers ce secteur, le travail doit s’accompagner de formations adéquates, offrir de bonnes possibilités d’emploi et de carrière, ainsi que des conditions d’emploi décentes, aussi bien en termes de rémunération que de sécurité. Le défi consiste à mettre en place ces conditions et ces normes. Il faut aussi permettre aux jeunes en âge de travailler (conformément à la convention no 138) de le faire dans l’agriculture sans que cela n’entrave leurs études.

L’exploitation des enfants est ailleurs; vu le caractère intrinsèquement dangereux de nombreuses activités agricoles, la ligne entre l’acceptable et l’inacceptable est vite franchie. Le problème ne se cantonne pas aux pays en développement et frappe aussi les pays industrialisés. Que les enfants travaillent à la ferme familiale, louent leurs services à d’autres agriculteurs ou planteurs, ou migrent avec leurs parents pour travailler comme ouvriers agricoles, ils sont confrontés à des risques plus élevés que les adultes. Leur corps et leur esprit étant en pleine évolution, l’exposition à des risques sur le lieu de travail peut avoir des conséquences plus dévastatrices et durables, entraînant parfois des handicaps irréversibles. En outre, l’inexpérience et l’immaturité des enfants peuvent accroître le risque d’accident et d’autres préjudices physiques et psychologiques.

Alors que de nombreux pays sont parvenus à faire reculer le travail des enfants dans plusieurs secteurs, divers facteurs compliquent la tâche dans le secteur agricole, au rang desquels figurent: la prépondérance de l’agriculture, l’âge très jeune à partir duquel les enfants commencent à travailler, l’absence de visibilité de ce travail, le manque d’éducation, la pauvreté, ainsi que les comportements et les préjugés bien ancrés sur le rôle dévolu aux enfants des régions rurales.

«Le secteur rural se caractérise souvent par un manque d’écoles ou par des écoles de qualité variable, par des difficultés à conserver les instituteurs dans des régions rurales isolées, par les difficultés d’accès à l’école, par des taux d’assiduité scolaire médiocres ou inégaux, par des exigences moins élevées de résultats et de réussite scolaire», souligne Michele Jankanish, directrice de l’IPEC. «Les enfants sont aussi parfois contraints de parcourir de longues distances à pied pour aller et revenir de l’école. Même lorsque les enfants sont scolarisés, les vacances scolaires sont souvent organisées en fonction des semailles et des récoltes.»

Le rapport global de l’OIT de 2006, La fin du travail des enfants: un objectif à notre portée, qui a fait l’objet d’une discussion lors de la Conférence internationale du Travail de 2006 et a reçu le soutien des gouvernements, ainsi que des organisations d’employeurs et de travailleurs, appelle à l’élimination des pires formes de travail des enfants d’ici à 2016. Sans un effort concerté pour réduire le travail des enfants dans le secteur agricole – secteur économique qui occupe 70 pour cent des enfants qui travaillent dans le monde, soit plus de 132 millions de garçons et de filles âgés de 5 à 14 ans, parmi lesquels beaucoup exécutent des travaux dangereux, il sera impossible de réaliser cet objectif.

«Pour que le développement rural et agricole soit viable, il ne peut continuer à être bâti sur l’exploitation des enfants. Si l’on ne met pas en œuvre un effort concerté pour réduire le travail des enfants dans l’agriculture, il sera impossible d’atteindre l’objectif de l’OIT – éliminer les pires formes de travail des enfants – d’ici à 2016», conclut Michele Jankanish.

Aller de l’avant

Pour lutter contre le travail des enfants dans le secteur agricole, l’OIT propose une nouvelle stratégie fondée sur un partenariat avec les grandes organisations agricoles internationales suivantes:

  • l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO),
  • le Fonds international de développement agricole (FIDA),
  • l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (IFPRI/CGIAR),
  • la Fédération internationale des producteurs agricoles (FIPA), et
  • l’Union internationale des travailleurs de l’alimentation, de l’agriculture, de l’hôtellerie-restauration, du tabac et des branches connexes (UITA).

Les institutions et organisations agricoles internationales peuvent largement contribuer à l’élimination du travail des enfants dans l’agriculture, notamment pour ce qui concerne les travaux dangereux. Elles constituent un intermédiaire influent au niveau national du fait des relations étroites qu’elles entretiennent avec les ministères de l’agriculture, les services de vulgarisation agricole, les organisations et coopératives d’agriculteurs, les organisations de producteurs, les organismes de recherche, etc.

Lancé, à l’occasion de la journée contre le travail des enfants de 2007, par la signature de la Déclaration d’intention sur la coopération contre le travail des enfants dans l’agriculture lors de la Conférence internationale du Travail, le Partenariat s’est fixé un certain nombre d’objectifs de départ, à savoir:

1. Appliquer la législation sur le travail des enfants.

2. Prendre des mesures pour s’assurer que les enfants n’exercent pas de travaux dangereux dans l’agriculture.

3. Promouvoir les stratégies et programmes ruraux visant à améliorer le niveau de vie des populations rurales, et intégrer la question du travail des enfants dans les politiques agricoles.

4. Dépasser les clivages urbain-rural et hommes-femmes dans l’éducation.

5. Promouvoir l’emploi des jeunes dans les zones agricoles et rurales.

Promouvoir l’emploi rural pour réduire la pauvreté

La question de l’élimination du travail des enfants dans le secteur agricole est également intégrée par l’IPEC dans le rapport de discussion générale de la session de 2008 de la CIT sur la Promotion du travail rural pour réduire la pauvreté.

Les enfants qui travaillent dans les régions rurales représentent une source intarissable de main-d’œuvre bon marché. L’importance du travail rural des enfants, notamment dans l’agriculture, constitue un frein au travail décent et à l’emploi des adultes et affaiblit les marchés du travail ruraux, dans la mesure où il alimente un cercle vicieux où les revenus des ménages, aussi bien des exploitants que des salariés, ne suffisent pas à couvrir les besoins des familles.

Par ailleurs, la pauvreté qui sévit dans les régions rurales conduit les jeunes à migrer vers les centres urbains, où ils subissent le plus souvent l’exploitation par le travail, ou le chômage et le sous-emploi – fuyant la pauvreté rurale pour une autre forme de pauvreté: la pauvreté urbaine.

Le travail des enfants compromet aussi les efforts de promotion de l’emploi rural chez les jeunes dans des conditions d’emploi décent. Les enfants qui ont atteint l’âge minimum légal de travail dans leur pays (14 ans et plus) continuent à être exploités et à exercer des travaux dangereux, sans pratiquement aucune perspective d’avenir.

Il est désormais largement admis que le travail des enfants ne peut être combattu indépendamment de la question de la pauvreté en milieu rural.

Renforcer la capacité des parties prenantes

Jusqu’à présent, moins de 15 pour cent des programmes et actions de l’IPEC ont porté spécifiquement sur la question agricole. Toutefois, des projets pilotes visant plusieurs pays d’Afrique et d’Amérique latine ont été mis en place dans le domaine agricole au cours des cinq dernières années, et un certain nombre d’autres projets récents de l’IPEC, visant les zones rurales de ces régions et d’autres régions du monde, portent en partie sur la question de l’élimination du travail des enfants dans l’agriculture (voir encadré).

Ces projets agricoles sont fortement axés sur la réalité locale. Ils cherchent, en règle générale, à renforcer les capacités des parties prenantes dans la lutte contre le travail des enfants, à mener des campagnes de sensibilisation dans les villages et les communautés, et à impliquer les membres de la communauté dans des activités telles que le contrôle du travail des enfants. Les projets intègrent le plus souvent possible les organisations d’employeurs et les organisations syndicales pour que le dialogue social entre ces groupes soit renforcé. Ils peuvent aussi faire participer des ONG.

Une des tendances récentes en matière d’élimination du travail des enfants dans l’agriculture consiste en initiatives axées sur l’apparition d’un produit agricole spécifique et l’implication des parties prenantes intervenant tout au long de la chaîne d’approvisionnement du secteur choisi. Certaines se focalisent sur l’action directe auprès des enfants et de leur famille, la sensibilisation et le renforcement de la capacité des agences locales. D’autres concentrent leurs efforts à l’échelon national et mondial, et définissent des codes de conduite et des programmes de labellisation dans l’objectif de contraindre les exportateurs et les fournisseurs à interdire le travail des enfants et à contrôler son éradication. L’IPEC a appuyé plusieurs de ses alliances sectorielles au cours des dernières années, notamment dans le secteur de la banane, du cacao et du tabac.

Travailler avec les employeurs et les syndicats

L’IPEC et ACTRAV (Bureau des activités pour les travailleurs) ont coopéré sur le terrain, au Ghana, au Kenya et en Ouganda, en étroite collaboration avec les syndicats agricoles des différents pays, à la mise sur pied de formations de formateurs destinées aux agriculteurs sur le thème de l’élimination des formes dangereuses de travail des enfants.

Les formateurs ont organisé dans les fermes, les villages et les communautés des formations et des conférences de sensibilisation à la question du travail des enfants. Fermiers, villageois, chefs, responsables administratifs locaux, entrepreneurs, bénévoles, salariés, producteurs, etc.: tous les acteurs étaient concernés.

L’IPEC et ACTEMP (Bureau des activités pour les employeurs) ont collaboré sur le renforcement des capacités des organisations d’employeurs en matière de travail des enfants dans le secteur agricole commercial. L’IPEC a organisé trois ateliers de formation destinés aux organisations d’employeurs; le plus récent est celui organisé conjointement par ACTEMP, l’IPEC et le CIF-OIT.

Des formations destinées aux salariés – notamment des projets relatifs au renforcement des capacités nationales sur le travail des enfants dans l’agriculture commerciale, mais aussi d’autres secteurs, comme l’exploitation minière – ont été organisées en Azerbaïdjan, en Ethiopie, au Ghana, au Malawi, en Moldavie, au Mali, en Mongolie, en Ouganda, au Zimbabwe, en Géorgie, au Kenya, au Népal, aux Philippines, en Afrique du Sud, au Swaziland, en Tanzanie, en Turquie et en Zambie.

Sa contribution substantielle à la lutte contre le travail des enfants dans de nombreux autres secteurs fait que l’IPEC est désormais mieux à même de se consacrer à une tâche immense et complexe: l’élimination des formes dangereuses de travail des enfants dans l’agriculture.

L’IPEC et la SIFI s’associent contre le travail des enfants

Rudy est le cinquième d’une fratrie de 7 enfants. A 15 ans, il a quitté le lycée pour aider son père à la ferme. Ses deux frères aînés venaient tout juste de mourir dans un tragique accident.

Rudy pensait qu’il était de son devoir de pourvoir aux besoins de ses cadets. «Je craignais que mes plus jeunes frère et sœur ne doivent quitter l’école pour travailler parce que nous n’avions pas assez d’argent», déclare Rudy.

Selon une étude menée en 2001, plus de 60 pour cent des enfants de 5 à 17 ans qui travaillent sont employés dans des fermes. Beaucoup d’entre eux travaillent de longues heures sous un soleil brûlant, et risquent de se blesser avec une spading, appellation locale désignant la lourde machette utilisée pour couper la canne à sucre. Ils sont également exposés aux produits chimiques et aux fertilisants qu’ils manipulent à mains nues.

En 2006, l’IPEC a noué un partenariat avec la Fondation de l’industrie sucrière (SIFI) pour s’attaquer au travail des enfants dans les Visayas occidentales. La SIFI est une fondation philippine qui réunit planteurs de canne et représentants des fermiers pour répondre aux préoccupations des travailleurs du sucre.

Le programme IPEC-SIFI a permis aux enfants qui travaillent dans les plantations de bénéficier de formations professionnelles et de bourses d’études, et à la centaine de membres de leur famille qui travaillent aussi sur ces exploitations de canne à sucre de participer à des séminaires pour développer leurs compétences commerciales.

Rudy a rejoint 80 autres jeunes qui suivaient une formation. Après une période de 75 jours de formation sur le tas, dans une entreprise qui loue de l’équipement lourd pour le secteur du bâtiment, Rudy a été embauché par l’entreprise comme assistant mécanicien. Comme Rudy n’a pas encore 18 ans, ses conditions de travail, comme ses activités, sont surveillées afin de s’assurer qu’il n’effectue pas de tâche dangereuse au sens des normes de l’OIT relatives au travail des enfants.

Mais Rudy ne craint désormais plus que ses deux cadets ne quittent l’école pour les champs de canne à sucre. «Je suis heureux d’apporter de l’argent à mes parents pour qu’ils envoient mes jeunes frère et sœur à l’école», dit-il.