Un lieu de travail «propre»: le dépistage de la consommation de drogues et d’alcool sur le lieu de travail

La question du dépistage de la consommation de drogues et d’alcool sur le lieu de travail suscite de nombreuses controverses, notamment parce qu’elle soulève une difficulté particulièrement épineuse: où convient-il de faire passer la ligne de partage entre le droit au respect de la vie privée et les impératifs de la vie professionnelle? Planète Travail fait le point sur la question et examine l’orientation actuelle de la législation, des études et des programmes de prévention.

Le dépistage de l’usage de stupéfiants sur le lieu de travail est une pratique relativement récente, qui, via les multinationales, a tendance à «s’exporter» des pays développés vers des pays en développement. Certains y sont favorables, considérant qu’elle constitue une manière efficace de faire face au problème de la toxicomanie dans l’entreprise. Mais est-ce vraiment le cas? Sur cette question, la controverse bat son plein. De fait, la problématique est complexe, puisqu’elle englobe des questions aussi diverses que celles du respect de la vie privée, de la responsabilité sociale, ainsi que du rôle et de la responsabilité des employeurs et des entreprises privées. Les choses se compliquent encore lorsqu’il s’agit de répondre à des questions comme celle-ci: Les tests de dépistage apportent-ils la preuve irréfutable qu’il y a bien consommation de drogues sur le lieu de travail, ou ne font-ils que révéler des pratiques qui ont lieu en dehors de ce lieu de travail?

Le premier argument en faveur du dépistage tient à ce que dans certaines professions comportant de grandes exigences en matière de sécurité – médecine, transports, bâtiment, par exemple – toute altération des perceptions ou du jugement peut avoir les conséquences les plus graves. La sécurité de l’entreprise, qu’il s’agisse de productivité ou de protection des biens, est également un sujet de préoccupation légitime. Par ailleurs, ceux qui plaident en faveur des mesures de dépistage font valoir que les employeurs ont un «devoir de vigilance» qui leur impose de garantir la sécurité du milieu de travail.

Que l’on soit pour ou contre le dépistage, ce ne sont pas les arguments qui font défaut. Ceux qui s’y opposent mettent tout d’abord en avant que les tests, s’ils permettent de déceler l’usage de certaines substances, ne permettent ni d’apprécier les conséquences de cet usage sur les prestations de l’intéressé, ni de distinguer entre un usage occasionnel et une toxicomanie avérée. Ils font ensuite remarquer que le recours à ces tests soulève un ensemble de questions éthiques, concernant notamment le caractère confidentiel des informations personnelles et l’octroi à l’employeur d’un droit de regard sur les activités de son personnel en dehors des heures de travail. Enfin, ils font observer que ces tests ne sont pas fiables à 100 pour cent et qu’il font parfois apparaître des «faux positifs».

L’Impact de la consommation de stupéfiants au travail

Selon le rapport du Bureau du contrôle des drogues et de la prévention du crime des Nations Unies pour l’année 2005, 200 millions de personnes en âge de travailler de 15 à 64 ans, soit 5 pour cent de la population mondiale, ont consommé au moins une fois des substances illicites en 2005.

Le même rapport nous apprend également qu’en matière de consommation de cannabis, ce sont les îles du Pacifique, suivies par l’Amérique du Nord et l’Afrique, qui affichent les chiffres les plus élevés, que les deux tiers environ des consommateurs d’amphétamines et de métamphétamines résident en Asie, et que c’est dans les Amériques que vivent les deux tiers des 14 millions de consommateurs de cocaïne recensés dans le monde.

Aux Etats-Unis, la toxicomanie représente pour l’économie du pays un coût annuel de plus de 250 milliards de dollars, dont environ 500 millions de dollars pour les journées de travail perdues. Selon le Département du Travail des Etats-Unis, qui estime à 9 millions le nombre de salariés qui consommeraient des drogues dans le pays, le taux d’absentéisme est 66 fois plus élevé chez les salariés qui font une consommation abusive de drogues et d’alcool; ces derniers remplissent également davantage de feuilles maladie que les abstinents, sont impliqués dans la moitié environ des accidents du travail, et touchent 300 pour cent de prestations maladie de plus que les autres salariés. L’Institut national de la santé signale en outre que 44 pour cent d’entre eux ont vendu des stupéfiants à d’autres employés et que 18 pour cent ont volé leurs collègues pour financer leur consommation (Personnel Today, 25 janv. 2006).

Au Royaume-Uni, l’alcoolisme à lui seul est responsable chaque année de la perte de 11 à 17 millions de jours de travail, ce qui, selon Alcohol Concern, représente un coût annuel de 1,1 milliard de livres sterling. Selon une étude du groupe Portman, 63 pour cent des employés se font porter malades au lendemain d’une soirée particulièrement arrosée (Personnel Today, 25 janv. 2006).

Pour calculer le coût de la consommation d’alcool et de drogues, il importe de tenir compte de tout un ensemble de facteurs – augmentation des risques de blessures, de dépression et de stress, démotivation, augmentation de l’absentéisme et coûts élevés pour l’assurance maladie et la sécurité sociale. Selon la Commission sur l’alcoolisme et la toxicomanie de l’Alberta, la perte de productivité imputable à une consommation abusive d’alcool et de drogues coûte aux entreprises de la province plus de 400 millions de dollars chaque année.

Faut-il ou non effectuer des tests?

La gravité des faits qui viennent d’être énumérés a suscité au cours des dernières années un vif intérêt pour la question du dépistage partout dans le monde, intérêt qui s’est traduit dans certains pays par l’adoption d’une nouvelle législation, au plan mondial par une augmentation du nombre de tests de dépistage, ainsi que par une forte mobilisation des employeurs, qui réclament haut et fort des directives claires et nettes sur les moyens à mettre en œuvre pour résoudre le problème.

L’examen de ce dernier soulève inévitablement plusieurs questions éthiques particulièrement sensibles. Les adversaires des mesures de dépistage font valoir qu’une telle pratique est attentatoire à la vie privée de la personne et à son intégrité physique. C’est pour invalider cet argument que certaines lois disposent que les tests ne peuvent être effectués qu’avec le libre consentement de l’intéressé. A quoi les opposants répliquent qu’étant donné les craintes des salariés face aux conséquences d’un refus, on peut douter de la possibilité d’un tel libre consentement. Certains, enfin, estiment que l’employé qui refuse de se soumettre à un test risque sans le vouloir de laisser croire qu’il a quelque chose à cacher.

Au Royaume-Uni, le refus de se soumettre à un examen de dépistage prévu dans le contrat de travail peut être considéré comme une faute disciplinaire, alors que dans d’autres pays européens, notamment la Belgique et la Finlande, on estime que les droits fondamentaux comme le droit au respect de la vie privée sont indivisibles et qu’il n’est pas concevable que l’individu renonce au respect de ces droits. En 2001, la Finlande a adopté une nouvelle loi pour légaliser le dépistage de la consommation de drogues sur le lieu de travail.

Malgré la controverse, qui porte notamment sur le caractère aléatoire des dépistages, les laboratoires chargés d’effectuer les tests aux Pays-Bas, en Norvège et au Royaume-Uni signalent une augmentation de la demande. En France, en Norvège et aux Pays-Bas, seuls les travailleurs occupant des postes traditionnellement jugés sensibles sont soumis à des tests, la forme de ces derniers pouvant d’ailleurs varier. Les examens préalables à l’embauche sont illégaux aux Pays-bas. En France, le médecin du travail, et non l’employeur, est seul habilité à décider d’effectuer des tests.

Par ailleurs, en Finlande, en France, en Belgique, en Allemagne et en Autriche, les résultats du test sont communiqués non pas à l’employeur, mais au médecin du travail, ce dernier ne pouvant communiquer au premier que les informations relatives à l’aptitude au travail de la personne concernée. De leur côté, les employeurs britanniques et suédois sont d’avis qu’il faudrait introduire des dépistages systématiques dans toutes les catégories d’emplois pour assurer la sécurité de l’entreprise. (Ethical issues in workplace drug testing in Europe, Genève, BIT, 2003).

Selon d’autres statistiques publiées dans le monde:

  • Approximativement 5 pour cent des entreprises irlandaises ont recours, sous une forme ou sous une autre, au dépistage; une étude récente indiquait que 10 pour cent de compagnies prévoyaient d’introduire cette pratique en 2005 (Irish Independant, 28 juin 2005).
  • D’une manière générale, les employeurs néo-zélandais n’exigent eux, un dépistage que pour les métiers à haut risque. Selon l’Institute of Environmental Science and Research du pays, qui effectue la plupart des tests de dépistage, le nombre annuel de tests est passé de 3 000 il y a dix ans à 28 000 (prévision pour 2006). Dans certains secteurs d’activité – foresterie, transports, conditionnement de la viande et de la volaille – les mesures de dépistage s’appliquent à l’ensemble du personnel de l’entreprise (Dominion Post, 4 mars 2006).
  • Une étude réalisée en 2002 par l’Alcohol and Drug Abuse Commission de l’Alberta indique que 8 pour cent des 755 employés concernés par l’enquête reconnaissent que leur entreprise s’est dotée de programmes de détection de la consommation d’alcool ou de drogues, alors que le chiffre n’était
  • que de 1 pour cent en 1992 (Calgary Herald, 11 juin 2005).
  • Aux Etats-Unis, l’American Management Association indique une augmentation de plus de 1 200 pour cent du nombre de dépistages depuis 1987, date à laquelle la Workplace Drug-Free Act a été introduite. La loi fait obligation aux entreprises qui reçoivent des subventions du gouvernement fédéral ou qui passent des marchés avec ce dernier de faire en sorte qu’il n’y ait pas trace de drogues sur le lieu de travail et incite les employeurs à prendre des mesures de lutte contre la toxicomanie et à proposer une formation au sein de l’entreprise (Personnel Today, 25 janv. 2006).

Tolérance zéro ou culture de la tolérance?

Au cours de la dernière décennie, la politique suivie par l’OIT s’est orientée délibérément vers la prévention de la toxicomanie sur le lieu de travail; l’Organisation considère les problèmes liés à la drogue et à l’alcool comme des problèmes de santé qu’il convient de traiter comme les autres problèmes de ce type. Il arrive cependant que la pratique suivie par certaines entreprises s’écarte de la politique officielle du pays. Ainsi, bien qu’au Canada la toxico-dépendance soit officiellement considérée comme un handicap, qui doit donc, sauf cas de force majeure, être pris en charge en tant que tel sur le lieu de travail, beaucoup d’employeurs canadiens, craignant d’être confrontés à des pertes de productivité et à un surcroît de coûts de réadaptation, prônent résolument le principe de la tolérance zéro. (OSH Canada, 1er oct. 2005)

D’aucuns pensent qu’une bonne solution consisterait à adopter une politique de dépistage systématique au sein de l’entreprise, plutôt que de ne viser que les individus dont on est en droit de soupçonner le comportement. British Airways, par exemple, a récemment choisi d’imposer un test de dépistage de consommation de drogues ou d’alcool à l’ensemble des membres du personnel en poste au Royaume-Uni, depuis le bagagiste jusqu’au personnel de direction. La compagnie explique que cette politique vise à accroître l’efficacité et à renforcer la sécurité. En vertu de ces nouvelles dispositions, tout nouveau membre du personnel, sélectionné au hasard, peut être appelé à subir un test au cours des six premiers mois de travail; il en va de même pour toute personne reprenant le travail après avoir subi un traitement de désintoxication, qu’il s’agisse de drogue ou d’alcool (Personnel Today, 29 juin 2004).

De la même manière, aux Etats-Unis, une section de l’Association nationale des entrepreneurs électriciens (NECA) a institué un programme de dépistage aléatoire des drogues pour tous leurs sous-traitants et l’ensemble de leur personnel, depuis les propriétaires de l’entreprise jusqu’aux secrétaires. Il y a déjà longtemps que les dirigeants locaux souhaitaient adopter cette pratique, mais, pour des raisons politiques, la mise en œuvre du programme se heurtait à un certain nombre de difficultés. Aux Etats-Unis, selon la NECA, c’est dans les métiers du bâtiment que la toxicomanie pose le plus de problèmes. Le test de dépistage ayant lieu une fois par an, les employés savaient précisément la date où il devait être effectué, ce qui, de toute évidence, enlevait beaucoup de leur efficacité à ces tests. Dans le cas des tests pratiqués au hasard, en revanche, les employés ne sont avertis que huit heures à l’avance (Quad City Times, 5 janv. 2006).

Un laboratoire d’Adélaïde (Australie), qui soumet régulièrement des médecins à des analyses d’urine en vue de déceler la consommation de drogues, préconise l’instauration d’un dépistage obligatoire pour tous les médecins et les pilotes. Ce sont les résultats de ces tests – mettant en évidence la présence d’analgésiques puissants, de péthidine, de morphine et de benzodiazépines – qui ont incité le laboratoire à intervenir. Le ministère de la Santé attend actuellement la publication d’un rapport sur le dépistage obligatoire des médecins avant de rendre sa décision (Sunday Mail, 22 janv.2006).

Attention aux cas de faux positifs

Supposons qu’un particulier consente à passer un test de dépistage, que ce dernier soit effectué au hasard ou dans le cadre d’un dépistage systématique avant l’embauche, et que les résultats du laboratoire mettent en évidence des traces du narcotique qui entraîne la plus forte accoutumance, à savoir l’héroïne, à quoi faut-il s’attendre? En dépit des premiers résultats, les experts expliqueront qu’il se peut que la personne en question n’ait pas consommé d’héroïne, mais seulement absorbé d’importantes quantités de graines de pavot – les deux substances proviennent en effet du pavot à opium. C’est pour cette raison que le gouvernement fédéral a récemment relevé de 300 à 2 000 nanogrammes par millilitre le seuil de positivité pour la détection des opiacés (New York Times, 11 janv. 2005).

Il se pourrait également que les résultats d’un test dépendent en partie de la coloration des cheveux du sujet. De fait, certains employeurs préfèrent la technique de dépistage faisant appel à l’analyse capillaire, car ce procédé permet de déceler la consommation de drogues jusqu’à trois mois après la prise, alors que les analyses d’urine ne sont efficaces que pour une période de un à trois jours. Certaines études avancent toutefois que les bruns risquent davantage d’être décelés comme positifs; en effet, les cheveux noirs contiennent un taux de mélanine plus élevé, ce qui facilite la liaison des composés recherchés avec les cheveux (Associated Press, 31 août 2005). Il est donc nécessaire de valider les résultats des tests et de vérifier, en faisant appel à un médecin, si les résultats positifs sont révélateurs d’une toxicomanie (OHS Canada, 2005).

Ces divers exemples montrent bien que les employeurs qui décident d’appliquer une politique de dépistage s’avancent véritablement en terrain miné. Il est toutefois manifeste que, dans toutes les branches, les dirigeants d’entreprise souhaiteraient disposer de directives plus claires sur la manière de faire face au problème de la drogue sur le lieu de travail. Une étude effectuée en 2004 sur des employeurs britanniques révèle que la plupart de ces derniers n’avaient pas adopté de politiques de dépistage, mais qu’ils ne savaient pas non plus très bien par où commencer. Les deux tiers environ des dirigeants interrogés ont déclaré souhaiter que le gouvernement introduise une législation sur le dépistage, pour autant qu’elle permette de maintenir un équilibre entre le droit de l’employeur de recruter des employés qui ne consomment pas des substances illicites et le droit du salarié au respect de sa vie privée (Personnel Today, 7 sept. 2004).

Les bonnes pratiques en matière de dépistage des drogues et de l’alcool sur le lieu de travail

Les employeurs qui décident de soumettre leur personnel à des tests de dépistage doivent mettre en oeuvre un certain nombre de bonnes pratiques:

  • Politique de l’entreprise. Elle doit être consignée dans un document écrit, dont le contenu doit être porté à la connaissance de tous les intéressés. Seront visés: la prévention, l’identification, le conseil, le traitement, la réadaptation, et les conditions déclenchant l’application de mesures disciplinaires.
  • Confidentialité. La règle de confidentialité doit être strictement observée.
  • Qualité. Le test initial et les méthodes de confirmation doivent reposer sur différents principes de la chimie analytique ou différentes séparations chromatiques (première détection par dosage immunologique, confirmation par chromatographie en phase gazeuse). Les tests doivent être effectués par un laboratoire agréé appliquant un protocole approuvé.
  • Consultation. La politique de l’entreprise doit être élaborée en consultation avec le personnel et/ou ses représentants.
  • lSuivi. Les procédures doivent être régulièrement réexaminées, le but étant d’apporter de constantes améliorations.
  • Quelles mesures l’employeur peut-il appliquer en dehors des tests de dépistage, ou en conjugaison avec eux? Adoption de politiques et de programmes de prévention s’inspirant du recueil de directives pratiques du BIT de 1996.

Le recueil de directives pratiques du BIT

Le recueil de directives pratiques du BIT de 1996 adopte une approche essentiellement préventive et:

  • invite les employeurs et les travailleurs et leurs représentants respectifs à évaluer de concert les effets de la consommation d’alcool et de drogues sur le lieu de travail, et à collaborer à l’élaboration d’un texte définissant la politique de l’entreprise en la matière;
  • pose que les problèmes liés à l’alcool et aux drogues devraient être considérés comme des problèmes de santé et traités par conséquent sans discrimination comme tous les autres problèmes de santé au travail;
  • recommande que la réglementation en matière d’alcool et de drogues applicable sur le lieu de travail porte sur tous les aspects relatifs à la prévention, à la réduction et à la prise en charge des problèmes liés à la consommation de ces substances, et que les programmes correspondants en matière d’information, d’éducation et de formation soient si possible intégrés dans des programmes plus généraux touchant les ressources humaines, les conditions de travail ou la sécurité et la santé au travail;
  • ls’attache à fixer le plus précisément possible les principes éthiques sans lesquels il ne saurait y avoir d’action efficace et concertée, tels que le caractère confidentiel des informations privées et le droit de l’employeur à sanctionner les fautes professionnelles, y compris lorsque celles-ci sont liées à l’usage de l’alcool et de stupéfiants.