Exploitation des travailleurs

Le travail forcé dans le secteur de la pêche: quelle est l’ampleur du problème?

Une conférence internationale sur l’exploitation de la main-d’œuvre dans le secteur de la pêche dans la région atlantique traite du travail forcé et de la traite des êtres humains dans l’industrie de la pêche les 25 et 26 novembre 2015 à Oslo, en Norvège. OIT Info s’est entretenu avec Rebecca Surtees, conférencière et chercheuse principale à l’Institut NEXUS* aux Etats-Unis, sur les possibles remèdes à l’exploitation de la main-d’œuvre dans cette industrie.

Reportage | 25 novembre 2015
Quels sont les principaux problèmes du secteur de la pêche?

Il existe toute une série de problèmes urgents à prendre en considération dans l’industrie de la pêche – y compris la pollution et les préoccupations écologiques, la pêche illicite, non réglementée et non déclarée, la pérennité des stocks halieutiques, la criminalité transnationale, l’utilisation de pavillons de complaisance et le non-respect des règles, etc. Il s’agit surtout – et c’est intimement lié à tous les problèmes mentionnés – d’exploitation et de pratiques abusives à l’égard des pêcheurs, avec de nombreux cas qui confinent à la traite d’êtres humains. Le trafic d’êtres humains et le travail forcé dans le secteur de la pêche posent un grave problème qui mérite l’attention et la prise de décisions de la part des gouvernements, de la société civile, des chercheurs et bien entendu de l’industrie elle-même.

Avons-nous une idée de l’étendue du problème?

La traite est, de par sa nature même, criminelle et dissimulée, ce qui fait d’elle un objet de recherche et d’estimation difficile. Des efforts sont déployés – par exemple, par des agences comme l’OIT et des instituts de recherche – pour mesurer plus précisément l’ampleur de la traite des êtres humains et ce sont des initiatives importantes. De petites études ont aussi cherché à explorer l’étendue de l’exploitation ou de la traite de pêcheurs dans une région ou une situation donnée. Cependant, à ce stade, nous ne disposons pas vraiment de statistiques fiables en ce qui concerne l’ampleur de l’exploitation ou du trafic d’êtres humains au sein de la pêche commerciale.

Indépendamment de l’échelle, nous savons pertinemment que cela se passe dans de nombreux pays et affecte un nombre considérable de pêcheurs. Le récent rapatriement de milliers de pêcheurs cambodgiens, thaïlandais et birmans de navires qui pêchaient en Indonésie n’en est que le plus récent exemple. Mais il existe de nombreux cas et exemples qui illustrent cette prolifération.

Si cela vaut la peine de documenter l’étendue du phénomène, il est tout aussi important de comprendre la nature de la traite et de l’exploitation dans l’industrie de la pêche. Au travers de l’étude menée par NEXUS, nous avons constaté l’impact dévastateur de la traite dans la vie des pêcheurs – un impact sur leur santé physique, leur bien-être psychique, leur situation économique et leurs relations sociales. Nous avons aussi observé les résultats destructeurs pour les familles des travailleurs victimes de la traite et pour leurs communautés.

Il est indispensable de comprendre la nature de cette exploitation et ses répercussions pour concevoir des programmes et des politiques qui puissent ensemble prévenir la traite des pêcheurs et protéger ceux qui ont déjà été victimes de cette exploitation.

Pourquoi n’est-ce que récemment que l’exploitation de la main-d’œuvre dans le secteur de la pêche a obtenu une large couverture médiatique?

Le traitement médiatique de la traite d’êtres humains met généralement l’accent sur la traite à des fins d’exploitation sexuelle et a accordé, jusqu’à récemment, moins d’attention à la traite à des fins de travail ou à l’exploitation de la main-d’œuvre en général. Je suis très heureuse de voir que les médias s’intéressent davantage à la traite dans le secteur de la pêche et j’espère que cela se traduira par un intérêt accru pour l’exploitation de la main-d’œuvre et la traite dans d’autres secteurs professionnels.

Par nos travaux, NEXUS a documenté la traite dans toute une série de domaines d’activité tels que le travail domestique, l’agriculture et les plantations, le travail en usine, la construction, le secteur des services, l’industrie de la pêche et la flotte marchande. Dans ce contexte, nous ne devons pas sous-estimer l’impact dévastateur que le trafic de main-d’œuvre a sur les travailleurs concernés et leurs familles. Nous devons aussi veiller à ne pas traiter l’exploitation des travailleurs et l’exploitation sexuelle comme exclusives l’une de l’autre puisque nous constatons que de nombreux travailleurs victimes de la traite ont aussi souffert d’abus sexuels et de violence pendant leur exploitation.

La réunion d’Oslo va aborder les remèdes éventuels à l’exploitation de la main-d’œuvre dans l’industrie de la pêche. Où faut-il agir de manière concrète en priorité?

Il faut s’attaquer à la traite et à l’exploitation dans l’industrie de la pêche comme à toute autre forme de travail forcé ou d’exploitation de main-d’œuvre, de manière holistique et multisectorielle. D’un côté, nous devons agir pour éviter que cela se produise. Il ne s’agit pas seulement d’informer les gens que ce type d’exploitation existe dans l’industrie de la pêche et leur suggérer de ne pas accepter ni chercher à y travailler.

Il s’agit de leur offrir des débouchés professionnels viables chez eux, afin qu’ils ne soient pas contraints d’accepter des offres d’émigration risquées. La prévention consiste aussi à bien contrôler les agences de recrutement afin que ceux qui émigrent effectivement pour travailler dans le secteur de la pêche puissent le faire en toute sécurité. Nous pourrons également prévenir le trafic quand les grandes sociétés auront pris la responsabilité d’assainir leurs chaînes d’approvisionnement.

D’un autre côté, nous devons rendre justice aux personnes qui ont été victimes de la traite. La première étape revient bien entendu à identifier les pêcheurs exploités – dans les pays de destination et d’origine – pour nous assurer qu’ils sont conscients de leurs droits en tant que victimes de la traite et qu’ils ont accès à une assistance et une protection adéquates. Trop souvent, les pêcheurs exploités passent inaperçus dans les pays de destination et sont même parfois incriminés – soit pour leur implication dans la pêche illicite soit en tant que migrants illégaux.

La traite et l’exploitation ont un effet dévastateur sur les pêcheurs exploités et leurs familles et ils ont souvent besoin d’assistance et de soutien pour se relever et se réinsérer après avoir subi ces pratiques abusives. Pourtant, trop peu de ressources sont allouées pour aider les victimes à se réintégrer et trop peu de temps consacré à cet important effort. Les personnes victimes de la traite ont besoin d’innombrables services – soins médicaux, conseils, placement, assistance juridique, éducation, formation ou reconversion – et ces services doivent être mis à leur disposition au titre de leur protection.

Il importe aussi que les pêcheurs reçoivent une assistance au fil du temps. Dans notre travail de réintégration dans les différents pays, nous constatons qu’une réintégration réussie prend généralement plusieurs années; c’est surtout le cas quand les victimes de la traite avaient déjà des problèmes et des vulnérabilités avant leur départ (dette, pauvreté, problèmes de santé) qui doivent être traités dans le cadre de leur rétablissement et de leur réinsertion. Mieux réintégrer les pêcheurs exploités pourrait aussi servir à éviter qu’ils ne soient à nouveau victimes de la traite.

Les Etats ont un rôle important à jouer en reconnaissant la gravité de ce problème et en instaurant les mesures nécessaires pour aborder et remédier à cette forme de traite d’êtres humains. Cela doit cependant se faire dans un contexte spécifique et hautement conjoncturel et nous devons élaborer nos réponses au niveau local pour s’assurer qu’elles correspondent à la réalité du terrain.

Enfin et surtout, la recherche et l’évaluation comptent beaucoup dans la conception et l’évaluation de l’impact de toute réponse; elles doivent donc être une dimension déterminante de la réponse.

Quel pourrait être le rôle de l’OIT dans la lutte contre l’exploitation dans ce secteur?

Evidemment, l’OIT en tant qu’institution de l’ONU œuvrant pour la promotion des droits des travailleurs est un acteur majeur de toute réponse pour faire face à l’exploitation et aux pratiques abusives dans ce secteur. L’OIT accomplit déjà un travail important dans ce domaine, sur le front des programmes comme des politiques dans différents pays. Cela consiste notamment à soutenir les réformes politiques et juridiques, les syndicats et la formation d’inspecteurs. Pousser à la ratification et à l’application de la convention sur le travail dans la pêche n’est que l’un des domaines où l’OIT joue un rôle important.

Toutefois, ce n’est pas un problème qui peut être résolu par une seule agence ou sous un seul angle. C’est une question complexe qui requiert une réponse multi-institutions et multisectorielle. Elle nécessite l’engagement et la mobilisation des gouvernements, des ONG, des syndicats, des chercheurs, du secteur privé, des médias et des consommateurs. Nous devons aussi concilier différents domaines d’action – à savoir la lutte contre la traite et le secteur de la pêche. Nous devons réfléchir soigneusement à la façon dont chacun d’entre nous qui travaille sur les questions de traite d’êtres humains et de droits au travail – dans nos organisations et pays respectifs – peut contribuer à éradiquer l’exploitation et la traite dans l’industrie de la pêche.



* Les lecteurs qui souhaitent aborder plus en profondeur ces questions peuvent contacter Rebecca Surtees, chercheuse principale à l’institut NEXUS, via rsurtess@nexusinstitute.net. Plus d’analyses et de publications disponibles sur www.NEXUSInstitute.net et @NEXUSInstitute.