Droits au travail

Le Cambodge franchit une première étape essentielle pour la protection des travailleurs du «divertissement pour adultes»

Au Cambodge, une nouvelle réglementation pour les travailleurs du «divertissement pour adultes» représente une tentative sans précédent dans la région de réduire les discriminations et les préjugés qui sont très répandus dans le secteur.

Reportage | 10 novembre 2014
© Peter Caton
PHNOM PENH (OIT Info) – Elle s’appelle Sopheap. Cette jeune femme mariée de 35 ans est mère de deux petits garçons. Elle est issue d’une famille pauvre, avec six frères et sœurs, de la province de Kandal, dans les faubourgs de la capitale cambodgienne, Phnom Penh.

Sopheap a peu d’instruction formelle, mais il se trouve qu’elle a un réel talent pour le chant. En 2007, elle commence à travailler comme chanteuse professionnelle lors d’événements privés comme des fêtes d’anniversaire ou de mariage – toutes deux étant des célébrations populaires au Cambodge.

Toutefois, l’an dernier, sa situation économique se détériore. Son mari vit désormais à l’étranger et elle doit non seulement s’occuper de ses enfants mais aussi subvenir aux besoins de ses parents, ses trois sœurs, ses deux frères et d’une nièce.

Le peu d’argent qu’elle gagnait en chantant lors des réceptions d’anniversaire ou de mariage ne suffisant plus, elle décide alors de se tourner vers le secteur du « divertissement pour adultes ». Au Cambodge, ce terme s’applique à toutes sortes de personnes qui travaillent dans des hôtels, restaurants, maisons d’hôtes, salons de karaoké, discothèques, bars à bière, casinos ou salons de massage, entre autres lieux.

Sopheap travaille actuellement dans un bar à bière et un salon de karaoké près de l’aéroport de Phnom Penh. Son travail consiste à inviter et guider les clients dans le bar, à discuter et boire avec eux et à chanter au karaoké.

«Je travaille généralement de 18 heures à minuit, mais je dois parfois rester plus tard si nous avons encore des clients. Tous les trois jours, je dois travailler de 10 heures à 16h30 puis revenir travailler de 19h30 à minuit, parfois plus tard», explique-t-elle.

Sopheap ne voit guère sa famille puisqu’elle n’a que deux jours de congé par mois. Si elle s’absentait davantage, elle se verrait infliger des «amendes» et son salaire déjà bien maigre s’en trouverait encore réduit.

De lourds défis à relever

«Dans ce secteur, les travailleurs sont exposés à toute une série de problèmes de santé et de sécurité et encourent souvent un risque plus élevé d’infection par le VIH», explique Chuong Por, correspondante nationale de l’Organisation internationale du Travail (OIT) au Cambodge pour le VIH et l’égalité hommes-femmes. Elle relève aussi de nombreux cas où des femmes sont contraintes de subir un avortement pour pouvoir continuer à travailler, surtout quand il s’agit de prostitution.

Mais les choses s’améliorent progressivement. En début de mois, le Cambodge a présenté une nouvelle réglementation ministérielle sur «les conditions de travail et les règles de sécurité et de santé au travail des entreprises et établissements de divertissement».

Les efforts du Cambodge sont historiques, touchant un secteur auquel la plupart des gouvernements ne fournissent pas une protection suffisante.»
Yoshiteru Uramoto, Directeur régional de l’OIT pour l’Asie-Pacifique
Cette nouvelle réglementation, adoptée par le ministère du Travail et de la Formation professionnelle, traite une partie des nombreux problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs de l’industrie du divertissement pour adultes, y compris les mauvaises conditions de sécurité et santé au travail, le manque d’informations pour prévenir les accidents du travail et les maladies professionnelles, de hauts niveaux de violence et de harcèlement sexuel, des horaires de travail excessifs, une faible rémunération et la consommation forcée d’alcool. En outre, la réglementation appelle aussi à éradiquer le travail forcé et s’attaque aux violations du droit commun dans le secteur, comme l’imposition d’amendes, la retenue sur salaire et les avortements forcés.

«Les efforts du Cambodge sont historiques, touchant un secteur auquel la plupart des gouvernements ne fournissent pas une protection suffisante», déclare Yoshiteru Uramoto, Directeur régional de l’OIT pour l’Asie-Pacifique, dans une déclaration publiée après l’annonce officielle de la nouvelle réglementation.

«La nouvelle réglementation ministérielle vise – entre autres objectifs – à améliorer les relations professionnelles dans l’industrie du divertissement, ainsi qu’à sensibiliser l’opinion publique. Les prochaines étapes consisteront à renforcer les capacités des inspecteurs du travail pour mieux appliquer le texte et sensibiliser davantage les propriétaires et les employés des entreprises de divertissement grâce à l’éducation et à la formation», explique Ith Samheng, ministre cambodgien du Travail et de la Formation professionnelle.

Cet accord est l’aboutissement d’intenses négociations tripartites facilitées par l’OIT – associant également des organisations non gouvernementales. L’OIT a aussi aidé à mettre en place divers programmes sur les lieux de travail du secteur, en mettant l’accent sur la sécurité et la santé au travail, les droits du travail et l’égalité entre les sexes.

«Même si des doutes ont été émis quant à l’applicabilité d’une telle loi, la réalité c’est qu’il s’agit d’une première étape pour accorder des droits au travail fondamentaux à des hommes et des femmes qui jusqu’à présent n’étaient pas couverts par le droit et les réglementations cambodgiennes», souligne Richard Howard, spécialiste régional de l’OIT pour les questions de VIH/sida en Asie et dans le Pacifique.


L’exemple des «hôtesses de marques de bière»

Sar Mora a participé à certaines de ces discussions en tant que président de la Fédération syndicale cambodgienne des travailleurs de l’alimentation et des services (CFSWF). Il espère que le nouveau décret ministériel pourra améliorer les conditions de travail de tous les travailleurs du divertissement, mais il met en garde contre le chemin qu’il reste à parcourir avant que le texte ne soit appliqué. L’industrie du divertissement pour adultes est généralement opaque et le travail informel prédominant, ce qui empêche les travailleurs de faire valoir leurs droits.

Les membres de notre organisation sont prêts à mettre en œuvre la nouvelle réglementation ministérielle.»
Engkakada Danh, directeur général de la CAMFEBA
«Les progrès seront lents mais dans certaines domaines nous avons déjà réussi à améliorer la situation de ces travailleurs. Par exemple, les jeunes femmes dont le travail consiste à promouvoir les marques de bière bénéficient dorénavant d’une meilleure protection. Nous avons mis en place une ligne téléphonique qu’elles peuvent appeler en cas d’abus de la part de clients alcoolisés», explique M. Mora.

Les employeurs accueillent favorablement cette évolution. «Les membres de notre organisation sont prêts à mettre en œuvre la nouvelle réglementation ministérielle en collaboration avec les autres acteurs afin d’améliorer la santé et les conditions de travail des travailleurs», a affirmé Engkakada Danh, directeur général de la Fédération cambodgienne des employeurs et des associations d’entreprises (CAMFEBA).

Maintenant que la réglementation a été officiellement annoncée, il faut redoubler d’efforts avec les partenaires tripartites de l’OIT et les autres acteurs concernés, notamment des ONG, pour en faire une réalité dans la vie quotidienne de personnes comme Sopheap. Cette nouvelle réglementation servira aussi, espérons-le, d’exemple de bonne pratique pour les pays voisins.