Plateformes de travail numérique

Travail collaboratif en Ukraine: une réussite pour certains, une source de préoccupation pour d’autres

Julia Gotra, traductrice, travaille sur une plateforme de travail numérique, et elle s’en sort plutôt bien. Or un rapport de l’OIT sur le travail en ligne en Ukraine montre que cette nouvelle modalité de travail flexible présente aussi des risques.

Reportage | 2 août 2018
© Michael Coghlan
VINNYTSIA, Ukraine (OIT Info) – Julia Gotra est plus occupée que jamais à cette période de l’année. Cette travailleuse des plateformes numériques âgée de 27 ans est sur le point de terminer un gros projet de traduction pour l’un de ses principaux clients. Mais Julia n’a pas de bureau et elle a oublié ce que signifie faire la navette entre son domicile et son lieu de travail. Elle travaille depuis chez elle, dans sa ville natale de Vinnytsia, située au centre du pays, à des kilomètres de ses clients, qui peuvent se trouver n’importe où dans le monde: en Europe occidentale, en Amérique du Nord ou en Asie.

Voilà quatre ans que Julia exerce son activité sur une plateforme de travail numérique, cette modalité étant aussi qualifiée de «travail collaboratif».

«Tout a commencé lorsque j’ai perdu mon emploi de directrice des ressources humaines. C’était un travail bien rémunéré, au vu des niveaux de salaires en Ukraine, il a donc fallu que je cherche un moyen de retrouver le niveau de vie auquel j’étais habituée», se souvient-elle.

Elle a entendu parler du travail sur des plateformes numériques, ces dernières étant de plus en plus répandues en Ukraine.

D’après un récent rapport de l’OIT, intitulé «Work on Digital Labour Platforms in Ukraine: issues and Policy Perspectives» (disponible en anglais et en ukrainien uniquement), l’Ukraine est le leader européen en termes de nombre de personnes travaillant activement sur des plateformes de travail numérique. Ce succès s’explique en partie par le niveau d’instruction de la population ukrainienne et par son savoir-faire technologique, mais il reflète aussi un manque de perspectives locales en matière d’emploi, qui est lié à des difficultés économiques et politiques persistantes.

Le rapport indique qu’en Ukraine les travailleurs ont accès à plus de 40 plateformes numériques différentes, qui offrent du travail à plus ou moins long terme à des travailleurs indépendants. Si bon nombre d’entre eux travaillent sur la base de documents – travail de rédaction, par exemple – les missions proposées peuvent aussi être liées aux technologies de l’information – gestion et programmation de sites Web, notamment.

En tant que traductrice, Julia a souhaité tenter sa chance, et elle s’est inscrite sur deux plateformes en ligne qui regroupaient principalement des clients internationaux.

«J’ai pensé que cette possibilité pouvait répondre à mes besoins car ils cherchaient des traducteurs, et j’ai les compétences linguistiques requises puisque que je parle anglais couramment», explique-t-elle.
Au début, Julia a conservé son autre emploi traditionnel, qui n’était pas bien payé, car elle n’était pas sûre de réussir à trouver du travail en ligne. Et, de fait, les premiers mois de son activité en ligne ont été difficiles. Elle ne trouvait que des petites tâches à effectuer, et la concurrence avec les autres travailleurs en ligne était rude.

«Il y a eu des périodes où je ne travaillais qu’une heure par jour. Il m’arrivait par exemple de ne trouver qu’un travail d’édition d’un document de 500 mots, qui me prenait à peine 15 minutes, et qui était donc très peu rémunéré», déclare-t-elle.

Cependant, elle s’est très vite taillé une réputation de traductrice fiable. Six mois plus tard, elle a jugé qu’elle avait suffisamment de clients en ligne pour pouvoir abandonner son autre emploi. Julia travaille désormais sur une plateforme fermée dédiée aux traducteurs. «Fermée» signifie qu’elle a été invitée à s’y inscrire par l’un de ses clients étrangers, et qu’elle a dû remplir un questionnaire et passer des tests pour pouvoir être acceptée. C’est le gestionnaire de la plateforme qui a décidé si elle pouvait être «embauchée» ou non. Si elle avait échoué, elle aurait dû attendre deux ans avant de pouvoir faire une nouvelle demande d’inscription.

Elle traduit essentiellement des documents d’entreprise, notamment des contenus de sites Web, des modules de formation ou du matériel promotionnel, généralement de l’anglais vers le russe ou l’ukrainien. Elle traduit aussi parfois des documents juridiques. Dans son portefeuille de clients figurent des marques de produits de beauté et de mode de luxe; des entreprises produisant des huiles pour moteur ou des pneus; des constructeurs automobiles; des sociétés pharmaceutiques; des sociétés gérant les principaux systèmes de paiement par carte; des chaînes hôtelières; ou encore de grandes compagnies aériennes.

Opportunités et risques

«J’aime vraiment mon travail car il m’offre la possibilité de travailler sur des sujets différents. Il exige de nombreuses recherches, et j’ai le sentiment d’apprendre énormément. De plus, j’ai réussi à établir de bonnes relations avec mes clients et ils ne m’ont jamais laissé tomber.»

Elle apprécie aussi la flexibilité que lui offre son travail.

«Pour rien au monde je ne voudrais revenir à des horaires de bureau et me sentir obligée de rester au travail parce que ma journée de 8 heures n’est pas terminée, même si j’ai fait tout ce qu’on m’a demandé de faire. Désormais, je travaille tant que mon document n’est pas terminé et, ensuite, je peux passer le reste de mon temps avec ma famille, mes amis ou à faire du sport», explique-t-elle.

Elle reconnaît toutefois qu’il y a aussi des inconvénients à travailler en ligne.

«Parfois, j’ai tellement de travail que je dois faire jusqu’à 20 heures en une journée, alors que je préférerais m’en tenir à 6 heures par jour. C’est comme un marathon.»

Bien que Julia ait un afflux régulier de clients via la plateforme, elle a dû se plier à des conditions différentes de celles qu’elle aurait eues dans un emploi de bureau traditionnel.

«Bien que je ne travaille aujourd’hui que pour une seule plateforme, je suis considérée comme travailleuse indépendante, ce qui signifie que je n’ai pas de contrat de travail et ne bénéficie pas d’avantages sociaux», déclare-t-elle.

Pourtant, malgré son statut de travailleuse indépendante, Julia est souvent surveillée par ses clients: elle a dû installer un logiciel spécial sur son ordinateur qui contrôle son temps de travail et fait des captures d’écran aléatoires de son activité. Dans son rapport, l’OIT indique en effet qu’un travailleur sur quatre a téléchargé un logiciel spécial ou dû fournir des captures d’écran de son travail; et plus d’un tiers ont des clients qui exigent qu’ils soient disponibles à certaines heures.

Reste que Julia travaille de manière informelle, sans protection en matière de temps de travail, sans garantie de revenu minimum et sans payer de cotisations de sécurité sociale, et elle n’est légalement pas autorisée à s’affilier à un syndicat. Il n’existe actuellement aucune loi qui réglemente le travail en ligne. L’absence de protection sociale pour les travailleurs en ligne est l’un des constats majeurs du rapport de l’OIT.

Lorsqu’on lui pose la question, Julia ne semble pas trop préoccupée par le fait qu’elle ne bénéficie d’aucune protection sociale, estimant qu’elle est «trop jeune pour penser au financement de sa retraite».
«Le fait est qu’en travaillant sur une plateforme en ligne, mes revenus sont deux fois plus élevés que ceux que je percevrais si j’avais un emploi formel en Ukraine, donc je peux moi-même mettre de l’argent de côté», explique-t-elle.

Autre difficulté pour Julia: le système financier ukrainien n’est pas adapté en termes de revenus internationaux.

«Je n’ai pas le droit de percevoir de l’argent via Paypal en Ukraine, donc je dois avoir recours aux virements bancaires pour pouvoir me faire payer par mes clients. Ces transferts d’argent prennent au moins 9 jours, et les frais sont très élevés. J’ai calculé qu’au cours des dernières années, j’ai dépensé 4000 dollars en frais bancaires», se désole-t-elle.

Il lui arrive aussi parfois de se sentir en situation de précarité, notamment lorsque, soudainement, elle n’a plus de contrat; elle se demande alors si c’est juste temporaire ou s’il s’agit d’une tendance durable.

«Heureusement, l’une des raisons pour laquelle je gagne globalement aussi bien ma vie par rapport à d’autres travailleurs collaboratifs est que je suis devenue une traductrice expérimentée et que les clients pour lesquels je travaille continuent de faire appel à moi car ils ont besoin qu’il y ait un suivi du point de vue du style linguistique, ce qui ne serait pas le cas s’ils faisaient appel à un autre traducteur.»

Travailleurs jeunes et instruits

A l’instar de Julia, les travailleurs collaboratifs ukrainiens sont généralement jeunes et ont un niveau d’éducation élevé: c’est ce que révèle le rapport de l’OIT. Pourtant, contrairement à elle, seul un travailleur sur quatre peut compter sur ce type de travail comme principale source de revenu.

«Actuellement, la principale raison qui pousse les travailleurs à exercer une activité en ligne est l’obtention d’un complément de revenu. Parmi les autres raisons figurent la préférence pour le travail à domicile, l’attrait de revenus plus élevés sur les plateformes par rapport au monde hors ligne, et l’incapacité à trouver un travail ailleurs», explique Mariya Aleksynska, auteure principale du rapport.

«Ceux qui travaillent pour des clients étrangers, comme Julia, gagnent des revenus considérablement plus élevés, mais la plupart des travailleurs en ligne perçoivent des revenus mensuels qui, en moyenne, ne sont que légèrement supérieurs au salaire brut moyen en vigueur dans le pays», ajoute-t-elle.

On relève également que, sur les 1000 travailleurs des plateformes numériques en Ukraine ayant fait l’objet de l’étude, un sur trois a été victime de fraude ou de défaut de paiement pour le travail effectué.
Le rapport montre aussi que les trois quarts des travailleurs en ligne ne paient pas de cotisations de sécurité sociale, alors qu’ils continuent de bénéficier des prestations médicales et de retraite universelles de base fournies par l’Etat. Trois quarts des travailleurs en ligne n’épargnent en aucune façon en vue de la retraite.

«Notre étude montre que le travail numérique offre des perspectives à la société ukrainienne, mais qu’il présente aussi des risques. Etre conscient de ces risques est essentiel pour pouvoir mieux les gérer. Il est clairement possible d’adopter une politique gouvernementale visant explicitement à libérer pleinement le potentiel qu’offrent les plateformes de travail numérique pour la société ukrainienne, mais aussi à officialiser le travail collaboratif», conclut Mariya Aleksynska.