Migrations de main-d’œuvre

Migration et développement: une nouvelle étude du BIT sur les migrations de main-d’œuvre en Afrique du Nord et en Afrique de l’Ouest

La crise économique et financière mondiale a engendré d’importants défis sur le plan social et en matière d’emploi, notamment pour les travailleurs migrants venus de pays en développement. Comme le montre une nouvelle étude du BIT sur l’Afrique du Nord et de l’Ouest, ceux-ci ont généralement été touchés de manière disproportionnée par les suppressions d’emplois dans les pays de destination, provoquant une baisse des fonds envoyés dans leurs pays d’origine. Dès lors, la question est de savoir jusqu’à quel point la migration peut contribuer au développement des pays d’origine. BIT en ligne s’est entretenu avec Steven Tobin, co-auteur de l’étude, sur la meilleure façon d'utiliser la migration comme un levier de développement.

Article | 28 avril 2010

BIT en ligne: Comment la crise économique mondiale affecte-t-elle les économies et les marchés du travail d’Afrique du Nord et de l’Ouest?

Steven Tobin: Déjà avant la crise mondiale, qui a commencé en 2008, les taux de croissance économique de plus de 3,5 pour cent dans les cinq pays passés en revue (Algérie, Mauritanie, Maroc, Sénégal et Tunisie) ne réussissaient pas à générer de véritables améliorations de la situation de l’emploi. La crise mondiale a intensifié les défis posés par le marché du travail. La croissance s’est considérablement ralentie en 2008 et 2009, ce qui a eu des répercussions négatives sur la demande de main-d’œuvre et sur la création d’emplois de bonne qualité. Aujourd’hui, moins de la moitié des personnes en âge de travailler ont effectivement un emploi et, pour ce qui est des femmes, moins d’un quart d’entre elles travaillent. Le défi est particulièrement gigantesque pour les jeunes, puisque les progrès réalisés en matière d’éducation ne se traduisent pas par des possibilités d’emploi satisfaisantes. Dans la plupart des cinq pays, le taux de chômage des jeunes est proche de 30 pour cent.

BIT en ligne: Quels sont les principaux moteurs de l'émigration?

Steven Tobin: Bien qu’il existe de multiples facteurs endogènes et exogènes qui expliquent l’émigration, les raisons économiques, en particulier la recherche d’une meilleure situation professionnelle et de revenus plus élevés, demeurent au cœur de la décision. Plus des deux tiers des hommes qui migrent du Maroc et de l’Algérie vers l’Espagne disent avoir quitté leur pays pour ces raisons. Leur changement de situation professionnelle peut être formidable. En Espagne, les travailleurs migrants du Maroc gagnent de 4,5 à 10,5 fois les revenus moyens que touchent respectivement les hommes et les femmes au Maroc. Les travailleuses immigrées marocaines résidant en France ont un salaire 16 fois plus élevé qu’au Maroc, alors que pour les hommes le coefficient est de 6.

BIT en ligne: L’étude indique que les migrations de main-d’œuvre peuvent soutenir le développement. Par quels canaux?

Steven Tobin: La migration peut représenter un facteur positif pour le développement des pays d’origine, en particulier grâce aux envois de devises et au retour des émigrés. Les rapatriements de fonds sont une importante source de flux financiers vers la région; ils ont triplé depuis 1990 pour atteindre plus de 12 milliards de dollars en 2008. Pour le Maroc et le Sénégal, ils représentent 8 pour cent au moins du PIB. Ces flux financiers peuvent contribuer directement au développement en soutenant les revenus des pays d’origine, et indirectement dans la mesure où les envois de fonds aident à financer l’éducation, les soins de santé, les infrastructures et les investissements dans le secteur privé. De la même manière, le retour des migrants peut contribuer au développement grâce à la promotion, à la mobilisation et à l’utilisation de ressources productives. De nombreux émigrés rentrent au pays en ayant acquis une expérience et un savoir précieux au travers du processus d’émigration. Certains rapatriés investissent l’épargne accumulée à l’étranger et se lancent dans les affaires, avec d’importants effets multiplicateurs.

BIT en ligne: Dans quelle mesure la crise a-t-elle eu des répercussions sur les rapatriements de fonds?

Steven Tobin: En raison de la crise mondiale économique et financière, les rapatriements de fonds vers la région ont augmenté de 4 pour cent seulement en 2008, contre plus de 23 pour cent en 2007, ils ont même chuté d’environ 10 pour cent en 2009. Cette baisse est plus prononcée que dans les autres régions en développement où elle est estimée à 6 pour cent environ.

BIT en ligne: L’étude évoque certaines limites quant à l'impact des envois de fonds et du retour des migrants sur le développement, pouvez-vous expliquer quelles sont ces limites?

Steven Tobin: En pratique, la contribution des migrations de main-d’œuvre au développement est mise à mal par un certain nombre de facteurs. Le rapport montre qu’entre deux tiers et trois quarts des envois de fonds vers l’Afrique du Nord et de l’Ouest sont destinés soit au conjoint soit à un parent, l’essentiel des fonds servant à pourvoir aux besoins du ménage. Cet afflux financier contribue directement à soutenir le niveau de vie des familles de migrants et de leurs communautés. Mais le rapport illustre que les effets multiplicateurs plus vastes sur l’emploi et l’économie pourraient être améliorés dans les pays qui font l’objet de l’étude.

De la même manière, le désir de rentrer des migrants est assez faible, même avec la détérioration de la situation dans les pays de destination. L’une des premières raisons du retour en Afrique du Nord et de l’Ouest est de prendre sa retraite, et non de travailler ou d’investir. En outre, tout comme les rapatriements de fonds, la probabilité du retour semble décliner à mesure que le séjour se prolonge dans le pays d’accueil et une fois qu’un regroupement familial a eu lieu.

Le rapport fait néanmoins état d’un certain nombre d’exemples et de pratiques d’autres pays ou régions qui témoignent qu’il est possible de mieux exploiter les rapatriements de fonds et les migrations de retour pour appuyer le développement de la région.

BIT en ligne: Comment des facteurs tels que les envois de fonds et le rapatriement peuvent-ils s’inscrire dans une stratégie globale de développement?

Steven Tobin: Les rapatriements de fonds et les migrations de retour doivent servir de complément – et non de substitut – à une stratégie de développement à plus long terme. Le développement durable peut s’enraciner dans les efforts déployés pour améliorer les conditions sociales, et notamment la promotion de l’emploi et du travail décent. Ces efforts peuvent se renforcer mutuellement et contribuer à créer un environnement propice au rapatriement et à l’investissement en Afrique du Nord et de l’Ouest.

BIT en ligne: Quel est le rôle de l’OIT à cet égard?

Steven Tobin: Etant donné le rôle prépondérant du travail décent et des revenus dans la décision de s’expatrier, l’OIT a un rôle de premier plan à jouer. En particulier, l’OIT peut apporter une importante contribution grâce à la promotion de l’emploi et de la création d’entreprises, de conditions de travail décentes, et en faisant de l’emploi une composante essentielle des stratégies nationales de développement. En outre, alors que les pays vont se colleter avec les diverses répercussions de la crise économique et financière, les organisations internationales doivent continuer à faire progresser les questions de migration et de développement, en collaborant à l’échelle internationale afin de mieux intégrer les aspects relatifs à l’emploi. A cet égard, le Pacte mondial pour l’emploi de l’OIT, et sa mise en œuvre, est une initiative importante, qui vient à point nommé.

Les programmes par pays en faveur du travail décent de l’OIT sont aussi une occasion unique d’intégrer les questions de migration, de développement et d’emploi, en termes pratiques, à l’Agenda pour le travail décent, où elles pourraient constituer un élément stratégique clé pour le développement humain et économique. Et finalement, les normes et les conventions de l’OIT sur les migrations procurent aux pays d’origine comme aux pays d’accueil des outils de gestion des flux migratoires et de garantie d’une protection adaptée à cette catégorie vulnérable de travailleurs.