Industrie navale

Démanteler convenablement les navires: un test pour la mondialisation et le travail décent

En juillet dernier, le dernier voyage du navire «Otapan» vers un site turc de démolition de navires fut une victoire pour les défenseurs du «pré-nettoyage» qui permet de réduire les risques, pour l'homme et l'environnement, inhérents au démantèlement et au recyclage des navires. Mais cela préfigure-t-il des pratiques de travail décent? La semaine dernière, des experts du BIT, de l’Organisation maritime internationale (OMI) et de la Convention de Bâle se sont rencontrés pour discuter de la promotion de directives qui feraient du démantèlement de navires une activité non seulement propre mais «verte». Questions-réponses avec un spécialiste en démolition de bateaux au Programme des activités sectorielles du BIT.

Article | 3 novembre 2008

BIT en ligne: Les écologistes ont revendiqué une grande victoire quand «l’Otapan» a navigué, nettoyé et décontaminé, d’Amsterdam vers le site turc de démantèlement de navires situé à Aliaga, près d’Izmir. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’odyssée de ce navire?

David Seligson: L’ancien chimiquier a passé la majeure partie de ses neuf dernières années aux Pays-Bas; il fut l’objet d’intenses négociations entre les gouvernements hollandais et turc et les ONG pour que le vaisseau soit débarrassé de toutes ses substances toxiques avant d’être démantelé. Suite à une première tentative avortée de l’arrimer en Turquie en 2006, le dernier voyage du tanker a finalement connu une fin heureuse en juillet dernier lorsqu’il est parti, pré-nettoyé, vers le chantier naval d’Aliaga. «Pré-nettoyé» veut dire que de grandes quantités de substances dangereuses telles que l’amiante et les polychlorobiphényles (PCB) en avaient déjà été extraites – autant qu’il est possible à ce stade – aux Pays-Bas avant que le navire ne parte pour le site de démolition en Turquie.

BIT en ligne: Quelle est la situation qui prévaut sur ces sites de démantèlement?

David Seligson: Alors que le démontage des navires et la vente de la ferraille et des matériaux des bateaux mis au rebut fournissent du travail et des revenus à des dizaines de milliers de personnes dans des pays comme le Bangladesh, la Chine, l’Inde, le Pakistan et la Turquie, le travail est dangereux et les morts sont relativement fréquentes, tout comme les problèmes de santé graves ou chroniques. Des navires de la taille du Titanic sont mis en cale sèche et découpés par des travailleurs qui sont souvent exposés à des toxines mortelles, à des gaz explosifs, à la chute de pièces métalliques et à d’autres dangers.

BIT en ligne: Mais la démolition de navires n’est-elle pas également une industrie «verte»?

David Seligson: Certainement, si vous vous intéressez à la dimension recyclage. Pour obtenir 200 000 tonnes de minerai de fer dans une mine, il faut traiter un million de tonnes de terre. A côté de l’impact des activités d’extraction sur la nature, il faut trois fois plus d’énergie et d’eau pour obtenir le fer. L’économie nationale tire profit des activités de démantèlement et de recyclage des navires en n’ayant plus à importer de ferraille. Qui plus est, les parties réutilisables des navires démantelés, y compris les machines et les équipements, peuvent être vendues.

Cela ne signifie pas que les emplois de recyclage soient toujours verts. Le récent rapport BIT-PNUE-OIE-CSI montre que les emplois verts ne sont pas automatiquement synonymes de travail décent. De nombreux emplois actuels de recyclage récupèrent des matières premières et contribuent ainsi à alléger la pression sur les ressources naturelles, mais utilisent des procédés souvent salissants, dangereux et difficiles, provoquant d’importants dommages à l’environnement et à la santé humaine.

BIT en ligne: Les activités de démantèlement de navires ont pratiquement été entièrement délocalisées vers l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Est. Quelles en sont les raisons?

David Seligson: La Turquie est le seul pays membre de l’OCDE à disposer d’importantes installations de démantèlement de navires, bien que ses activités de recyclage ne représentent que 2 pour cent du marché mondial dans ce domaine. Le Bangladesh, la Chine, l’Inde et le Pakistan, les leaders mondiaux du démantèlement de navires, détiennent à eux quatre une part de marché de 80 pour cent. Les propriétaires de chantiers navals estiment qu’environ 200 000 Bangladais bénéficient indirectement de cette activité qui se déploie sur leurs côtes. En Inde, la plus grande nation de démolition de bateaux, le chiffre est d’un demi-million. Auparavant, les navires étaient relégués là où ils avaient été construits: dans les pays industrialisés. Mais les coûts élevés et les restrictions environnementales ont conduit les armateurs à chercher ailleurs un moyen de se débarrasser de ces navires. Les pays d’Asie du Sud disposent aussi de conditions géographiques permettant l’amarrage des navires.

BIT en ligne: L’activité va probablement se développer…

David Seligson: Selon une étude menée par BIMCO, la plus importante organisation maritime privée du monde, les capacités de recyclage ont été augmentées ces dernières années mais ne suffiront pas à satisfaire la demande à venir. En outre, le prix des matériaux recyclés devrait baisser. Parallèlement à ces perspectives moins attrayantes pour les armateurs, il faudra agir davantage dans le domaine de la santé et de la sécurité.

BIT en ligne: Comment faire pour que la démolition des navires devienne un travail décent?

David Seligson: Par travail décent, nous voulons dire que les travailleurs des chantiers de démolition de navires reçoivent une juste rémunération, jouissent de la sécurité sur leur lieu de travail et de la protection sociale pour leur famille; de plus, ils doivent avoir la liberté d’exprimer leurs revendications et de s’organiser. Il existe toute une série de mesures concrètes qui peuvent être prises, y compris dispenser une formation aux travailleurs, leur fournir des équipements de sécurité et des logements salubres. Il nous faut un partenariat mondial des armateurs, des démolisseurs, des employeurs, des syndicats et bien sûr des inspecteurs gouvernementaux qui veilleront au respect de ces normes. Voilà un nouveau test pour la mondialisation et le travail décent.

BIT en ligne: Quel est le rôle du BIT?

David Seligson: Les représentants des gouvernements et des organisations patronales et syndicales des nations démolisseuses les plus puissantes, le Bangladesh, la Chine, l’Inde, le Pakistan et la Turquie, ont adopté les Principes directeurs de l’OIT sur la santé et la sécurité dans la démolition des navires: Principes directeurs pour les pays d’Asie et la Turquie (Note 1) en 2004. Dans la mesure où l’amiante et d’autres substances toxiques présentes sur les navires sont concernées, l’OIT offre diverses solutions fondées sur ses normes internationales, y compris les conventions nos 139, 148, 162 et 170 de l’OIT relatives aux cancers professionnels, au milieu de travail, à la sécurité dans l’utilisation de l’amiante.

La Convention de Bâle a également adopté des directives techniques pour une gestion écologiquement saine du démantèlement des navires, ainsi que d'autres principes sur la gestion écologiquement saine des déchets, notamment dangereux.

Qui plus est, l’Organisation maritime internationale (OMI) prépare une convention sur le recyclage des navires qui devrait être adoptée en 2009: le BIT a contribué au processus de rédaction de ce nouvel instrument.

BIT en ligne: Quelles sont les prochaines étapes?

David Seligson: En gardant à l’esprit l’approche de système onusien unifié, et suite aux recommandations du Groupe de travail conjoint, le Secrétariat de la Convention de Bâle, l’OMI et l’OIT ont préparé un modèle de «Programme mondial pour le recyclage durable des navires» afin de promouvoir une approche coordonnée pour traiter les problèmes soulevés par l’industrie du recyclage des navires.

Le Programme mondial a pour but d’établir un large cadre d’activités qui doivent être entreprises par les pays participants en vue de faciliter la mise en œuvre future de la «Convention internationale pour un recyclage des navires sûr et respectueux de l’environnement» et, préalablement à l’entrée en vigueur de la convention, de promouvoir la protection des hommes, de la santé et de l’environnement au sein des activités de recyclage des navires.

Une série de directives accompagneront cette nouvelle Convention de l'OMI. Un groupe par correspondance a été instauré pour préparer des directives sur les installations de recyclage de navires ainsi que l'inventaire des matériaux damgereux. Nous souhaitons y participer, afin d'assurer que ces nouvelles directives seront à la hauteur des normes et directives établies par l'OIT.


Note 1Santé et sécurité dans la démolition de navires: Principes directeurs pour les pays d’Asie et la Turquie, ISBN 92-2-115289-8. Bureau international du Travail, Genève, 2004. Egalement disponible en bengalais, chinois, hindi et turc; une version urdu est en préparation.