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Rapport intérimaire - Rapport No. 12, 1954

Cas no 69 (France) - Date de la plainte: 01-OCT. -52 - Clos

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A. Analyse des plaintes

A. Analyse des plaintes
  1. 429. Les plaintes présentées contiennent les principales allégations suivantes:
    • a) En octobre 1952, M. Alain Le Léap, secrétaire général de la Confédération générale du travail de France et vice-président de la Fédération syndicale mondiale, aurait été illégalement arrêté par le gouvernement pour son action contre la guerre et particulièrement contre la guerre au Viet-Nam.
    • b) En mars 1953, M. Lucien Molino, secrétaire de la C.G.T française, et M. André Tollet, secrétaire de l'Union départementale des syndicats confédérés de la Seine, auraient été également arrêtés, tandis que des mandats d'arrêt auraient été émis contre M. Benoît Frachon, secrétaire de la C.G.T, et M. Marcel Dufriche, responsable des questions de la jeunesse auprès du bureau confédéral.
    • c) Le gouvernement, au mépris de tout respect des principes légaux de perquisition, aurait fait procéder en l'absence des dirigeants de la C.G.T au vol de dossiers, au bris et à l'effraction de meubles et coffres-forts, ainsi qu'à la saisie de fonds appartenant aux travailleurs syndiqués.
  2. 430. Les entraves qui seraient ainsi apportées au libre fonctionnement de la C.G.T française s'inscriraient dans le cadre de multiples actions répressives prises contre un nombre sans cesse croissant de militants syndicaux en France et dans les territoires sous domination française.
  3. 431. Les poursuites décidées par le gouvernement contre des militants syndicaux auraient un caractère arbitraire et illégal et, à travers ces militants, c'est la C.G.T et le mouvement syndical français tout entier qui seraient visés.
  4. 432. De l'avis des plaignants, les autorités françaises se seraient montrées incapables, tant sur le plan du droit que sur le plan des faits, d'étayer leur accusation d'après laquelle les dirigeants incriminés auraient cherché à « démoraliser l'armée et la nation » et auraient commis des « actes tendant à soustraire à l'autorité de la France les territoires soumis à cette autorité ». Les textes sur lesquels se fonde l'accusation (art. 76-3 et art. 80 du Code pénal) seraient inapplicables. En effet, l'article 76-3, introduit dans la législation française par un décret-loi de 1940, aurait prévu que l'accusation doit établir qu'il existe une entreprise de démoralisation de l'armée et de la nation, que cette entreprise doit avoir un caractère plus ou moins occulte et se manifester par des actes de participation conscients accomplis avec la volonté de nuire à la défense nationale ; cet article ne serait pas applicable en temps de paix et n'aurait pas été soumis en temps utile à la ratification du parlement français, condition nécessaire à sa mise en application. Quant à l'article 80, concernant les « actes tendant à soustraire à l'autorité de la France les territoires soumis à cette autorité », il ne concernerait ni la Tunisie, ni le Maroc, ni l'Indochine, puisqu'un projet de loi aurait été déposé en 1950 justement pour rendre l'article 80 applicable à ces territoires. Or, c'est en raison de déclarations de solidarité envers les peuples de ces territoires que les dirigeants de la C.G.T auraient été accusés.
  5. 433. Même si ces textes étaient applicables, les actes reprochés aux dirigeants de la C.G.T ne tomberaient pas sous le coup de cette loi. En leur reprochant leur «état d'esprit», leurs « intentions » supposées, leur «vocabulaire », les autorités françaises auraient rétabli en France le délit d'opinion et le délit d'expression ; la simple opposition à la politique gouvernementale serait considérée comme punissable par la loi. Les faits qui leur sont reprochés n'auraient aucun caractère « occulte », puisqu'il s'agirait de discours publics prononcés dans des réunions syndicales, d'articles publiés dans la presse syndicale, parfois anciens et n'ayant jamais auparavant donné lieu à poursuite. Les dirigeants de la C.G.T n'auraient pas agi en vue de nuire à la défense nationale, mais en vue de défendre les intérêts de la classe ouvrière et du peuple de France en estimant que la politique suivie par le gouvernement actuel de la France est contraire aux intérêts du pays. On leur reprocherait de simples déclarations en faveur du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
  6. 434. Une série d'illégalités et d'irrégularités auraient été commises par les autorités envers les dirigeants de la C.G.T. : maintien en détention préventive des dirigeants syndicaux emprisonnés contrairement aux principes du droit français selon lesquels tout inculpé est présumé innocent jusqu'à ce que sa culpabilité ait été prouvée par jugement, maintien des détenus sous le régime du droit commun alors qu'ils devraient bénéficier du régime politique, violation du principe de la séparation des pouvoirs, puisque les poursuites engagées auraient été l'objet de délibérations ministérielles et que les résultats des perquisitions auraient été communiqués au gouvernement.
  7. 435. Les mesures prises à l'encontre des dirigeants syndicaux incriminés constitueraient une tentative du gouvernement français de contraindre les travailleurs, par une série d'opérations policières, à subir une politique qu'ils jugent contraire à leurs intérêts vitaux. Le gouvernement chercherait à refuser à toute organisation syndicale le droit de prendre parti et d'agir pour la défense de la paix, alors que tout dirigeant syndical a le droit et le devoir d'expliquer aux travailleurs que leur intérêt est de lutter pour la paix, conformément à la tradition du mouvement syndical. Il en est de même du droit des organisations syndicales de prendre parti et d'agir pour la défense de l'indépendance des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes, principes dont la défense est également retenue à la charge des accusés.

B. Analyse de la réponse

B. Analyse de la réponse
  1. 436. Dans sa réponse, le gouvernement, se référant aux poursuites engagées devant le tribunal militaire permanent de Paris contre plusieurs dirigeants de la Confédération générale du travail, précise que, la justice militaire étant saisie de l'affaire et l'instruction étant en cours, il n'est pas possible au pouvoir exécutif de s'immiscer dans le déroulement de la procédure. Il souligne qu'en France le principe de la séparation des pouvoirs, institué par la loi du 16-24 août 1790 et qui implique l'existence d'une justice indépendante, est effectivement respecté. Les règles de fonctionnement de la justice militaire s'inspirent du même principe et le Code de justice militaire de 1928 a réalisé une assimilation parfaite avec les juridictions ordinaires. Ses justiciables jouissent des mêmes garanties en ce qui concerne notamment le respect des droits de la défense et l'exercice de multiples voies de recours. Le Code de 1928 n'a donc laissé au gouvernement aucun moyen de dicter sa volonté aux magistrats militaires chargés de suivre une information judiciaire.
  2. 437. Dans le cas présent, c'est en pleine indépendance, déclare le gouvernement, que le juge d'instruction militaire en possession de tous les éléments déjà recueillis par l'information a, d'une part, ordonné toutes opérations de perquisition et de saisie de nature à faciliter la manifestation de la vérité, d'autre part, prononcé les inculpations nominatives jugées nécessaires et statué sur la situation pénale des personnes arrêtées en vertu de mandats réguliers de justice.
  3. 438. Les prévenus possèdent un moyen pour faire prévaloir celles de leurs prétentions qui seraient légitimes ou pour provoquer l'annulation de telle mesure prise à leur égard qui leur paraîtrait irrégulière. La loi leur permet en effet de former opposition contre les ordonnances du juge d'instruction et de déposer par l'intermédiaire de leur défenseur tous mémoires et conclusions sur lesquels devra statuer la juridiction d'appel, en l'espèce la Chambre des mises en accusation. Les dirigeants syndicalistes inculpés ont largement usé jusqu'ici de cette faculté, notamment en formant opposition contre des ordonnances successives de refus de mise en liberté provisoire. Le gouvernement signale que, parmi les nombreux incidents de procédure, il y a particulièrement lieu de citer ceux qui ont motivé les arrêts rendus les 30 juillet et 25 août 1953 par la Chambre des mises en accusation de la Cour d'appel de Paris. De l'avis du gouvernement, ces arrêts, le premier ordonnant un supplément d'information, les seconds, la mise en liberté provisoire des inculpés détenus, présentent, eu égard aux critiques formulées par la Fédération syndicale mondiale, un intérêt capital, en ce que:
    • a) la Chambre des mises en accusation a constaté, d'une part, le sérieux et la gravité des charges relevées par l'information à l'encontre des prévenus et, d'autre part, la réunion dans cette affaire des éléments constitutifs d'une « entreprise de démoralisation » ;
    • b) cette haute juridiction, devant laquelle les conseils avaient produit de nombreux mémoires invoquant des moyens de droit, a déclaré surseoir à statuer sur l'ensemble de ces derniers jusqu'à ce qu'elle soit en mesure de se prononcer en pleine connaissance de cause sur tous les éléments de l'information.

C. C. Conclusions du comité

C. C. Conclusions du comité
  1. 439. Le Comité, notant que la France se trouve actuellement impliquée dans des hostilités en Indochine, estime que la question de savoir si des dirigeants syndicalistes français peuvent, dans de telles circonstances, revendiquer le droit de mener campagne contre les hostilités dans lesquelles leur pays se trouve engagé soulève « une question politique en relation directe avec la sécurité internationale » dont - conformément au principe défini par le Conseil d'administration le 22 novembre 1951 et que le Comité a décidé de faire sien dans son premier rapport - il ne semble pas, à première vue, que l'O.I.T devrait discuter parce qu'une telle action de la part de l'Organisation « serait contraire à ses traditions et porterait préjudice au rôle utile qu'elle remplit dans le domaine qui lui est propre ».
  2. 440. Le Comité rappelle que dans toute une série de cas antérieurs, tels que ceux concernant l'Iran (cas no 6), le Royaume-Uni (Malaisie) (cas no 30), et les Philippines (cas no 22), il a estimé devoir examiner les allégations présentées en tenant compte des circonstances exceptionnelles qui découlaient d'une situation de crise interne ou d'hostilités.
  3. 441. Dans le cas présent, les plaignants allèguent que le gouvernement aurait porté atteinte au libre exercice des droits syndicaux en procédant à l'arrestation arbitraire d'un certain nombre de dirigeants de la Confédération générale du travail de France et en violant les locaux de cette Confédération.
  4. 442. Dans sa réponse, le gouvernement n'a pas commenté en détail les allégations présentées. Il semble qu'il se soit volontairement abstenu de le faire parce que, comme il le déclare, « la justice militaire étant saisie de l'affaire et l'instruction étant en cours, il n'est pas possible au pouvoir exécutif de s'immiscer dans le déroulement de la procédure ».
  5. 443. Le Comité a constaté à cet égard que le principe selon lequel toute personne inculpée devrait bénéficier des garanties d'une procédure judiciaire régulière - principe dont il a tenu à plusieurs reprises à souligner l'importance - paraît être en l'espèce entièrement respecté puisqu'il ressort des déclarations du gouvernement que les personnes relevant de la justice militaire jouissent depuis 1928 des mêmes garanties (en ce qui concerne notamment le respect des droits de la défense et l'exercice de multiples voies de recours) que les personnes justiciables des juridictions ordinaires. Elles peuvent, en particulier, former opposition contre les ordonnances du juge d'instruction et déposer, par l'intermédiaire de leur défenseur, tous mémoires et conclusions sur lesquels la Chambre des mises en accusation, juridiction d'appel, est appelée à statuer.
  6. 444. Le Comité a remarqué, en particulier, que c'est précisément à la suite de deux recours qu'ils avaient formulés que les inculpés ont été mis en liberté provisoire par la Chambre des mises en accusation. De ce fait, un des principaux griefs contenus dans les plaintes, à savoir la détention préventive d'un certain nombre de dirigeants syndicalistes, est maintenant devenu sans objet puisque ceux-ci sont de nouveau libres d'exercer leur mandat syndical.
  7. 445. Quant à la raison même des poursuites engagées contre les dirigeants syndicalistes en question et des autres mesures qui s'en sont suivies, le Comité a constaté qu'elle consiste essentiellement, de l'avis même des plaignants, dans l'attitude prise par les intéressés en ce qui concerne la guerre au Viet-Nam. Les plaignants allèguent à cet égard que c'est porter atteinte à la liberté syndicale de refuser à une organisation syndicale le droit d'agir pour la défense de la paix et d'engager les travailleurs à ne pas accepter une politique jugée contraire à leurs intérêts vitaux. Le gouvernement a indiqué que la Chambre des mises en accusation, bien qu'elle ait déclaré surseoir à statuer sur l'ensemble du cas, avait d'ores et déjà constaté, d'une part, le sérieux et la gravité des charges relevées par l'information à l'encontre des prévenus, d'autre part, la réunion dans cette affaire des éléments constitutifs d'une « entreprise de démoralisation ».

Recommandation du comité

Recommandation du comité
  1. 446. Le Comité, tout en appréciant les raisons qui ont dicté au gouvernement les mesures qu'il a prises, a toutefois estimé que la décision judiciaire à intervenir est susceptible de lui apporter de précieux éléments d'information et, pour cette raison, il croit devoir recommander au Conseil d'administration de surseoir pour le moment, à l'examen du cas.
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