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- 54. Par une communication du 19 novembre 1961, « La Fraternité » (Syndicat argentin du personnel des locomotives) a présenté à l'O.I.T une plainte contre le gouvernement argentin pour violation de la liberté syndicale.
- 55. Par deux communications en date du 20 décembre 1961, la plainte a été communiquée au gouvernement pour observations, et « La Fraternité » a été informée de son droit de présenter, dans le délai d'un mois, des informations complémentaires à l'appui de sa plainte.
- 56. Par communication du 4 janvier 1962, « La Fraternité » a fait savoir que, pour le moment, elle n'avait pas d'éléments à ajouter à sa plainte et que, le cas échéant, elle le ferait dans le délai fixé.
- 57. Le Comité, n'ayant pas reçu de réponse du gouvernement, a décidé, lors de ses 30ème 31ème, 32ème et 33ème réunions, de différer l'examen du cas. Cette réponse n'a été remise qu'à la date du 20 février 1963.
- 58. L'Argentine a ratifié la convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948 (no 87), et la convention sur le droit d'organisation et de négociation collective, 1949 (no 98).
A. A. Allégations des organisations plaignantes
A. A. Allégations des organisations plaignantes
- 59. Le plaignant indique que, pendant le mois de mars 1961, il a demandé à la Société nationale des chemins de fer argentins (E.F.E.A.) une augmentation de salaire pour le personnel de conduite des chemins de fer, qu'il représente. De leur côté, les autorités de la E.F.E.A, entreprise de l'Etat, se sont proposées d'appliquer un plan visant à éliminer le déficit de l'exploitation. A cet effet, le gouvernement a pris le décret no 853/61 portant institution de commissions consultatives, avec la participation de représentants syndicaux, lesquelles avaient pour objet de se prononcer au sujet des mesures à adopter pour l'application du plan.
- 60. Par la suite, le pouvoir exécutif a mis sous sa surveillance la E.F.E.A, et le décret no 4061/61 a accordé des pouvoirs exceptionnels pour réaliser un autre plan ferroviaire. Une des dispositions de ce décret prévoyait « les modifications qu'il y aurait lieu d'apporter au régime de travail en vigueur ». Les commissions instituées en application du décret no 853/61 furent entravées dans l'exécution de leur mandat et furent finalement dissoutes sans qu'il fût tenu compte de leurs recommandations.
- 61. A la suite d'une grève de protestation, un acte a été signé le 19 mai 1961 entre les représentants du gouvernement et les organisations syndicales, « La Fraternité » et l'Union des cheminots, selon lequel des commissions seraient constituées pour examiner les demandes d'augmentation des travailleurs. Néanmoins, le gouvernement a décidé de poursuivre son plan de réorganisation des chemins de fer sans le concours des travailleurs. Après une série d'incidents, l'arrêté no 51/61 a été pris le 29 juin 1961: il portait création d'une commission se composant de représentants des pouvoirs publics et des syndicats, chargée d'examiner les demandes d'augmentation ainsi que les modifications relatives au régime du travail. En d'autres termes, le gouvernement désirait lier la discussion des augmentations de salaire à la révision du régime du travail dans les chemins de fer. Ce point de vue n'a pas été accepté par le plaignant, qui a demandé l'exécution des dispositions prévues dans l'acte du 19 mai 1961.
- 62. Avant l'exécution d'une série de grèves de protestation, un nouvel accord a été signé entre les organisations syndicales mentionnées précédemment et un représentant du gouvernement le 26 août 1961. Toutefois, les dispositions contenues dans cet accord sont restées lettre morte par la faute des représentants de l'Etat dans les diverses commissions qui avaient été constituées: en effet, ceux-ci exigèrent certaines conditions qui étaient inacceptables pour les travailleurs. Après plusieurs grèves de protestation et en raison de la décision de congédier de nombreux travailleurs ainsi que de réformer le régime des conditions de travail, « La Fraternité » et l'Union des cheminots décidèrent de proclamer la grève totale pour une durée indéterminée à partir du 30 octobre 1961.
- 63. Bien que le gouvernement ait déclaré vouloir respecter le droit de grève, consacré par la Constitution nationale, les autorités ont enjoint au personnel de reprendre le travail « mandaté »; menacé le personnel de lui faire perdre les droits afférents à l'ancienneté, à la catégorie, à la fonction, etc. Cette tentative d'intimidation n'a pas eu l'effet désiré; c'est pourquoi le gouvernement a décidé de réquisitionner les travailleurs des chemins de fer par le décret no 10405/61. Ce décret, pris en application des pouvoirs que la loi sur l'état de siège et la loi no 13234 sur l'organisation générale de la nation en temps de guerre confèrent au pouvoir exécutif, s'applique en principe au personnel des chemins de fer se trouvant dans la capitale fédérale et dans un rayon de 60 km de celle-ci; le 11 novembre, le décret a été étendu à l'ensemble du territoire national. « La Fraternité » a présenté un recours (recurso de amparo) devant les tribunaux, mais celui-ci a été rejeté.
- 64. « La Fraternité » porte notamment les accusations suivantes: le gouvernement a pris un décret de réquisition du personnel des chemins de fer sous peine d'une détention de trente jours en cas de refus; la police s'est livrée à des violations de domicile et a exercé une surveillance des logements, des lieux de réunions publiques et des locaux syndicaux; elle a empêché les réunions de travailleurs et a eu recours à des manoeuvres d'intimidation; les membres des organes directeurs de « La Fraternité », malgré leur qualité de dirigeants syndicaux, ont également fait l'objet d'une réquisition; le régime de travail dans les chemins de fer a été modifié unilatéralement; une pression économique a été exercée contre les syndicats, puisque depuis plus de six mois la Société des chemins de fer ne leur remet plus les retenues effectuées au titre des cotisations syndicales.
- 65. Dans sa réponse, le gouvernement signale que le conflit s'est trouvé entièrement réglé en vertu des dispositions du décret no 11878, du 10 décembre 1961. En vertu de ce décret, le conseil de direction de la E.F.E.A comprendra un représentant de « La Fraternité » et un représentant de l'Union des cheminots. En ce qui concerne la grève elle-même, le gouvernement déclare qu'elle a été décidée sans tenir compte des conditions de la procédure de conciliation obligatoire établie par le décret-loi no 879/57 (ratifié par la loi no 14467) et par la loi no 14786. D'un autre côté, l'abandon de trains et les autres attentats perpétrés contre la sécurité des moyens de transport et de communication constituent les délits prévus par le Code pénal et par la loi no 2873. Ces faits et la responsabilité qui incombe à l'Etat de maintenir le fonctionnement du service public des chemins de fer ont amené le pouvoir exécutif à déclarer qu'il s'agissait du cas « d'urgence grave », qui justifiait, conformément aux lois nos 13234 et 14785, le recours aux mesures d'ordre et de sécurité relatives au fonctionnement régulier et continu des services publics (art 1er du décret no 10405/61).
- 66. Le décret de réquisition n'implique en aucune façon une répression de la part du gouvernement, dont l'unique mobile a été la défense des intérêts du pays. Le décret en question se fonde sur la loi no 13234, qui s'appuyait elle-même sur divers articles de la Constitution nationale. En ce qui concerne la modification unilatérale du régime de travail, le gouvernement indique que les dispositions prises dans ce sens ne sont jamais entrées en vigueur. Enfin, pour ce qui est du non-versement des cotisations syndicales, le gouvernement relève que, d'après le plaignant lui-même, ce versement avait déjà un retard de six mois, preuve qu'il n'avait pas pour objet de porter économiquement préjudice à « La Fraternité » en raison de la grève, mais s'explique par la situation économique anormale dont souffraient les finances publiques et les chemins de fer argentins.
B. B. Conclusions du comité
B. B. Conclusions du comité
- 67. Le Comité s'est laissé guider par le principe selon lequel les allégations relatives à l'interdiction du droit de grève sont de sa compétence dans la mesure où l'interdiction de la grève affecte l'exercice des droits syndicaux et dans cette mesure seulement.
- 68. Dans un cas antérieur relatif à l'Argentine, le Comité a eu l'occasion d'examiner le problème de la mobilisation militaire des travailleurs à propos d'une grève des chemins de fer. Bien que, dans les circonstances présentes, il s'agisse de la réquisition des travailleurs, mesure moins grave qu'une mobilisation militaire, il n'en reste pas moins qu'elle revêt un caractère exceptionnel en raison de la gravité de ses conséquences dans un conflit du travail en ce qui concerne les libertés personnelles et les droits syndicaux. Dans ce cas précis, le gouvernement avait eu recours à l'article 27 de la loi no 13234, qui prévoit:
- La mobilisation des forces supplétives pourra seulement être décrétée par le pouvoir exécutif lorsqu'elle sera nécessaire à la défense nationale et dans le cas de catastrophe ou d'urgence grave qui affecterait des parties importantes du territoire national ou de sa population.
- Dans le cas d'espèce, le Comité a considéré qu'il ne paraissait pas avoir existé un état de crise nationale aiguë - tel que celui qui s'était produit dans un cas intéressant les Etats-Unis, où il s'agissait en effet d'assurer l'envoi de fournitures et de munitions aux troupes des Nations Unies engagées en Corée -, et que la mobilisation des travailleurs ne se justifiait pas dans ce conflit puisque le gouvernement avait invoqué le seul souci de ne pas laisser compromettre par la grève le développement économique national.
- 69. Dans le cas présent, où la grève définitive a éclaté après une série de négociations, d'arrêts du travail et d'accords signés entre les parties au différend, le gouvernement soutient que, d'une part, le plaignant n'a pas suivi la procédure de conciliation obligatoire prévue par le décret no 879/57 et la loi no 14786 en exerçant indûment le droit de grève et que, d'autre part, les attentats contre les moyens de transport et la nécessité de maintenir en marche un service public important ont amené le pouvoir exécutif à considérer cette situation comme un cas « d'urgence grave », qui justifiait l'adoption de la mesure de réquisition.
- 70. En ce qui concerne la procédure de conciliation obligatoire à laquelle le plaignant aurait dû se conformer, celle-ci est prévue par le décret no 879/57, concernant les conflits du travail dans les entreprises étatiques. Le Comité a déjà eu l'occasion d'examiner ce décret dans un cas antérieur. Les articles du décret disposent que si les parties en conflit ne parviennent pas à un accord direct, ce conflit sera réglé par le pouvoir exécutif, après audition préalable du ministère du Travail. Avant de porter l'affaire devant le pouvoir exécutif, les parties peuvent présenter un mémoire exposant leurs droits. La conséquence du régime établi par le décret susmentionné serait d'interdire les grèves aux travailleurs de la Société nationale des chemins de fer argentins. Des éléments en la possession du Comité, il paraît ressortir que la procédure indiquée dans le décret no 879/57 n'a pas été suivie. En outre, bien que le gouvernement se réfère à la conciliation obligatoire établie par le décret, il semblerait que cette procédure conciliatoire n'y figure pas, puisque, après l'échec des négociations directes entre les parties, c'est le pouvoir exécutif qui règle le conflit après audition du ministère du Travail.
- 71. Comme le Comité l'a constaté à propos de divers cas, le droit de grève souffre des restrictions, soit dans les services essentiels, soit dans la fonction publique. A l'égard de tels cas, le Comité a souligné l'importance qu'il attache à l'existence de procédures susceptibles de garantir la solution pacifique des conflits de cet ordre, de telle sorte que les travailleurs qui se voient privés du droit de grève puissent compter sur des garanties appropriées. Par conséquent, le Comité doit parvenir à la même conclusion que dans le cas antérieur pour l'examen du décret no 879/57; il considère, en effet, que le régime imposé par celui-ci pour les conflits dans les entreprises de l'Etat n'est pas en harmonie avec les principes mentionnés précédemment.
- 72. Par conséquent le Comité recommande au Conseil d'administration de signaler de nouveau au gouvernement argentin, comme il l'a fait dans le cas à propos duquel il a examiné le décret no 879/57, qu'il conviendrait d'envisager la possibilité de porter à un niveau plus satisfaisant le système en vigueur pour la solution des conflits dans les entreprises étatiques, et de garantir les procédures de conciliation et d'arbitrage appropriées, impartiales et expéditives, aux diverses étapes desquelles les intéressés devraient pouvoir participer.
- 73. En ce qui concerne le cas « d'urgence grave », qui justifiait aux yeux du gouvernement l'adoption de la mesure de réquisition, le Comité rappelle que, dans un cas antérieur, dans lequel le gouvernement a eu recours à des techniciens de l'armée afin d'assurer le fonctionnement du service du téléphone interrompu en raison d'une grève, il a estimé que, lorsqu'un service public essentiel, tel que le service du téléphone, est interrompu par une grève illégale, le gouvernement peut être appelé, dans l'intérêt général, à assumer la responsabilité d'en assurer le fonctionnement et qu'à cette fin, il peut se voir contraint de recourir aux forces armées ou à un autre groupe de personnes pour remplir les fonctions qui ont été abandonnées. Le Comité rappelle également que, dans un autre cas antérieur, il a estimé que l'utilisation des forces armées ou d'un autre groupe de personnes pour remplir les fonctions qui ont été abandonnées par suite d'un conflit du travail - et si, en outre, la grève est légale - ne pourra être justifiée que par la nécessité d'assurer le fonctionnement de services ou d'industries dont la paralysie provoquerait un état de crise aiguë et que l'utilisation par le gouvernement d'une main-d'oeuvre étrangère à la profession pour remplacer les travailleurs en grève entraîne un risque de violation du droit de grève susceptible d'affecter le libre exercice des droits syndicaux.
- 74. Dans le cas présent, le Comité, tout en observant que le gouvernement donne comme justification des mesures de réquisition la nécessité d'assurer le fonctionnement d'un service public important, considère, comme il l'a fait dans le cas antérieur relatif à la grève des chemins de fer en Argentine, que le gouvernement n'a pas apporté de preuves suffisantes pour démontrer qu'il y avait eu un état de crise nationale aiguë, comme celle qui avait existé dans le cas no 33, mentionné au paragraphe 68 ci-dessus, et qui avait justifié une mesure de cette nature, mesure comportant des conséquences graves pour les travailleurs et leurs droits syndicaux et pouvant donner lieu à des abus pendant un conflit du travail.
- 75. D'autre part, le plaignant allègue que les réunions syndicales auraient été interdites ou entravées et que les forces de police auraient occupé des locaux syndicaux. Bien que le Comité ne dispose pas d'informations plus précises à propos de ces faits, ces derniers n'ont pas été contestés par le gouvernement dans sa réponse. A cet égard, le Comité a déjà signalé, à une autre occasion, que les mesures adoptées par les autorités pour assurer le respect de la légalité ne devraient pas aboutir à empêcher les syndicats d'organiser des réunions à l'occasion de conflits du travail. Le Comité a également déclaré que, tout en admettant que les syndicats, comme les autres associations ou les particuliers, ne peuvent se prévaloir d'aucune immunité contre une perquisition des locaux syndicaux, il tient à souligner l'importance qu'il attache au principe selon lequel une telle intervention ne devrait se produire qu'à la suite de la délivrance d'un mandat par l'autorité judiciaire ordinaire, lorsque cette autorité est convaincue qu'il y a de solides raisons de supposer qu'on y trouverait les preuves nécessaires à la poursuite d'un délit et à la condition que la perquisition soit limitée aux objets qui ont motivé la délivrance du mandat.
Recommandation du comité
Recommandation du comité
- 76. En vertu de ce qui précède, le Comité recommande au Conseil d'administration:
- a) d'attirer l'attention du gouvernement sur la possibilité d'abus qu'entraîne la réquisition des travailleurs en cas de conflit du travail et de souligner l'inopportunité qu'il y a d'avoir recours à de semblables mesures si ce n'est afin de permettre le fonctionnement des services essentiels dans des circonstances de la plus haute gravité;
- b) d'attirer l'attention du gouvernement sur l'importance qu'il a toujours attachée au principe selon lequel les mesures adoptées par les autorités pour faire respecter la légalité ne devraient pas aboutir à empêcher les syndicats d'organiser des réunions à l'occasion de conflits du travail, ainsi qu'au principe selon lequel la perquisition des locaux syndicaux ne devrait se produire qu'à la suite de la délivrance d'un mandat par l'autorité judiciaire ordinaire, lorsque cette autorité est convaincue qu'il y a de solides raisons de supposer qu'on y trouverait les preuves nécessaires à la poursuite d'un délit et à la condition que la perquisition soit limitée aux objets qui ont motivé la délivrance du mandat.
- Genève, le 29 mai 1963. (Signé) Roberto AGO, président.