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A. A. Allégations des organisations plaignantes
A. A. Allégations des organisations plaignantes
- 249. La plainte de la Confédération des travailleurs d'Amérique latine (F.S.M.) a été présentée dans deux communications, en date du 8 mars et du 6 avril 1956, qui sont analysées ci-après.
- Communication du 8 mars 1956
- 250. Selon cette communication, une vague de répression a été déclenchée en Argentine contre toutes les organisations syndicales, en violation des principes de la Déclaration universelle des droits de l'homme. La proclamation de l'état de siège a servi de prétexte au gouvernement provisoire pour envahir les locaux des syndicats, arrêter leurs dirigeants et interdire les réunions syndicales. Les dirigeants des organisations syndicales sont remplacés par des militaires, qui ne sauraient en aucun cas représenter les intérêts des travailleurs. Plus d'une centaine de dirigeants et de militants syndicaux auraient été déportés en Patagonie et enfermés dans un camp de concentration. Parmi ces syndicalistes figurerait M. Rubens Iscaro, secrétaire général du Mouvement pour la démocratisation et l'indépendance des syndicats et membre dirigeant du Syndicat de la construction, dont le domicile aurait été envahi par la police le 30 décembre 1955 au lever du jour.
- Communication du 6 avril 1956
- 251. Le 18 janvier 1956, deux vendeurs de journaux auraient été emprisonnés pour avoir vendu le journal Nuestra Palabra. A Mar del Plata, deux ouvriers du bâtiment auraient été arrêtés comme « fauteurs de troubles » et incarcérés au pénitencier national. A Buenos-Aires, MM. Luis Martinez, Ulises Zangoititas et Rodolfo Weidman, du Syndicat des employés des compagnies d'assurance, auraient été emprisonnés. Un ouvrier de l'entreprise Atlanta, qui avait pris part à la grève déclenchée par le personnel de cette entreprise, aurait été arrêté le 18 janvier et condamné à trente jours de prison comme « agitateur ». En décembre 1955, la police aurait « tenté de priver de leur liberté » les ouvriers du bâtiment Andrés Ibarrolla, Amado Ibarrolla et Domingo Moner, qui auraient été sommés de se présenter au commissariat de police de Quilmes. A la prison de Villa Devoto, 40 personnes purgeraient une peine de trente jours de prison. Au pénitencier national, on exigerait un certificat de bonne conduite des membres de la famille des prisonniers désirant rendre visite à ceux-ci. Le cheminot Victor Vázquez serait sous mandat d'arrêt ; sa maison aurait été envahie et ses livres confisqués. Vázquez aurait été condamné à trente jours de prison pour avoir violé le nouveau règlement des infractions ; la demande de mise en liberté sous caution déposée en sa faveur aurait été rejetée par le procureur. MM. Francisco Mazo, E. F. Vai et Simón Gamarnik seraient toujours tenus à la disposition du pouvoir exécutif, leur demande de libération sous caution ayant été rejetée par un juge de La Plata. Les droits de la défense seraient restreints, les juges ayant, dans la majeure partie des cas, rejeté des recours en habeas corpus. La publication des journaux Unidad Sindical, Vocero, Lucha Obrera, El Federal, Derechos del Hombre, et d'autres encore aurait été interdite. Enfin l'organisation plaignante présente une liste, « d'ailleurs incomplète, des syndicalistes détenus et des personnes emprisonnées pour raisons politiques » dans les établissements pénitentiaires suivants : prison de Rio Gallegos (Santa-Cruz), prison de femmes, asile de San-Miguel, prison de Viedma (Rio Negro), pénitencier national, prison de Olmos (La Plata), cellule du Département politique de La Plata (province de Buenos-Aires), prison de Villa Devoto (capitale fédérale), prison d'Esquel (Chubut), prison de Caseros (province de Buenos-Aires) et diverses « prisons du Sud ». L'organisation plaignante signale notamment que M. E. F. Vai aurait été torturé dans la prison de Viedma et M. Leonardo Gómez dans la prison de Caseros. M. Pedro Castagno et Saúl Veloso, détenus à la prison de Villa Devoto (capitale fédérale), seraient menacés de déportation.
- 252. Le gouvernement argentin a présenté ses observations dans des communications en date des 4 mai, 7 novembre 1956 et 19 février 1957, qui sont analysées ci-après.
- Communication du 4 mai 1956
- 253. Dans cette communication, le gouvernement argentin répond aux allégations présentées par la Confédération des travailleurs d'Amérique latine le 8 mars 1956. La politique suivie par le gouvernement révolutionnaire à l'égard des travailleurs est formulée comme suit dans la déclaration de principes du gouvernement : « Le gouvernement se propose d'instaurer la liberté syndicale d'une manière qui assure le fonctionnement véritablement démocratique des organisations d'employeurs et de travailleurs, dans le cadre d'un système dégagé de toute politique partisane, et de veiller tout particulièrement à garantir cette liberté. Le gouvernement se propose de mener à bien une action qui garantisse l'application effective de la justice sociale dans un climat de liberté ; les conquêtes et les droits des travailleurs seront pleinement reconnus et accrus. C'est un des buts essentiels du gouvernement de promouvoir un progrès réel des conditions de vie des secteurs de la population qui sont le plus favorisés. » Le gouvernement provisoire, dans l'accomplissement de ces fins et afin de préserver sa stabilité et l'ordre public, s'est vu dans l'obligation de procéder à certaines arrestations, mais personne n'a été arrêté en raison de sa qualité d'ouvrier ou de dirigeant syndical. Les personnes détenues ou poursuivies l'ont été en raison des crimes ou des délits de droit commun dont elles se sont rendues coupables, et leur condition d'ouvrier est absolument étrangère aux mesures dont elles ont été l'objet. Ainsi, M. Rubens Iscaro a été arrêté à son domicile par la police sur ordre des autorités compétentes, dans les formes légales. Iscaro et d'autres dirigeants politiques ont été logés (et non pas « déportés ») dans divers établissements pénitentiaires (et non pas dans des « camps de concentration »). Si l'état de siège limite d'une certaine manière les droits individuels, il ne les supprime pas, puisque les intéressés ont toujours la possibilité de se défendre, soit par les voies administratives, soit par les voies judiciaires. Les arrestations dont il est question ont été ordonnées uniquement en raison des activités politiques des intéressés en faveur du régime totalitaire disparu. Le gouvernement, afin de rétablir l'ordre dans l'administration des syndicats et de mettre fin à la vénalité et à la corruption de dirigeants imposés par la dictature abattue, est intervenu dans l'administration de la Confédération générale du travail et de ses syndicats affiliés. Cette intervention avait pour objet de garantir, dans un délai raisonnablement bref (150 jours à compter du 1er mai 1956), l'organisation d'élections réellement libres au sein des syndicats.
- Communication du 7 novembre 1956
- 254. Dans cette communication, le gouvernement argentin transmet un rapport du ministère de l'Intérieur traitant principalement des allégations présentées par la Confédération des travailleurs d'Amérique latine (C.T.A.L.) le 6 avril 1956. Le gouvernement commence par indiquer que, malgré toutes les mesures prises pour réunir des informations complètes, l'identification insuffisante des personnes dont la C.T.A.L a dénoncé l'arrestation a rendu difficile l'exécution des enquêtes. Celles-ci ont été gênées notamment par des cas d'homonymie, comme par exemple au sujet de Luis Martinez, nom extrêmement répandu, qui a obligé les autorités à comparer plus de cent fiches de détenus. En outre, il faut tenir compte du fait que, l'Argentine étant un pays fédéral, chaque province, ainsi que la capitale fédérale, possède son propre système d'identification. Les fiches d'identité de la police et les registres des établissements pénitentiaires sont établis sur la base d'un numéro matricule d'identité. Il n'existe pas, dans le pays, de registre général qui permette d'établir si une personne se trouve ou non sous le coup d'une poursuite judiciaire dans une province quelconque. D'ailleurs, dans chaque province, les fiches d'identité des détenus n'indiquent que la sentence finale du jugement et ne portent pas d'indication concernant de simples poursuites judiciaires. Cela dit, le gouvernement signale que les personnes désignées dans la plainte de la C.T.A.L du 6 avril 1956 peuvent être classées en deux catégories : 1) les personnes placées à la disposition du pouvoir exécutif ; 2) les personnes détenues par d'autres autorités.
- 255. En ce qui concerne les premières, « les personnes placées à la disposition du pouvoir exécutif », le texte qui a permis au pouvoir exécutif d'agir de la sorte est la loi no 14433 du 16 septembre 1955, qui a proclamé l'état de siège. Aux termes de l'article 23 de la Constitution argentine de 1853, « en cas de troubles intérieurs ou d'attaque extérieure mettant en péril le fonctionnement de la présente Constitution et des autorités par elle établies l'état de siège est déclaré dans la province ou le territoire où l'ordre public est troublé et les garanties constitutionnelles y sont suspendues. Toutefois, pendant cette suspension, le Président de la République ne pourra, de sa propre autorité, prononcer aucune condamnation ni appliquer aucune peine ; son pouvoir relativement aux personnes est limité en pareil cas au droit d'ordonner leur arrestation et leur transport d'un point du territoire national à un autre, si elles ne préfèrent pas quitter le territoire argentin ». Dans une liste jointe à sa réponse, le gouvernement indique le nom des personnes placées à la disposition du pouvoir exécutif, ainsi que le jour de leur arrestation, le numéro du mandat d'arrêt et la date de leur mise en liberté. A la date de la communication gouvernementale, 11 personnes, dont le gouvernement indique le nom, la date d'arrestation et le numéro du mandat d'arrêt, se trouvaient en pareille situation. Le fait de placer ces personnes à la disposition du pouvoir exécutif ne signifie pas que les garanties constitutionnelles concernant le respect des formes légales soient levées à leur égard. D'après la juridiction de la Cour suprême argentine, dont le gouvernement cite les arrêts, « la détention des intéressés ne constitue pas une peine, mais une mesure de sécurité préventive, à laquelle ceux-ci peuvent mettre fin à tout moment en exerçant leur droit de quitter le pays » (Recueil des sentences, tome 167, 1933, p. 267). D'après un autre jugement (Recueil des sentences, tome 200, 1944, p. 253), « la Constitution a pour objet de concilier la nécessité de maintenir l'ordre public, qui est le climat convenant à l'exercice de la liberté, et la protection qu'elle assure aux droits et libertés de l'individu. Tant que le détenu ou la personne déplacée n'a pas manifesté [son choix de quitter le pays], la limitation de sa liberté est constitutionnellement valide. S'il fait connaître son désir de quitter le pays et que l'autorisation lui en est donnée, il n'y a plus de cas judiciaire ; si cette autorisation lui est refusée ou s'il est opposé à son départ des obstacles illégaux, les tribunaux peuvent intervenir pour défendre le droit violé. Les objectifs de l'article 23 de la Constitution sont ainsi atteints ; chacun des pouvoirs opère dans le cadre de ses attributions et aucune des garanties prévues par l'article 18 de la Constitution (Protection de l'individu) n'est violée ».
- 256. La proclamation de l'état de siège, explique le gouvernement, est due au fait que le pays traverse une période révolutionnaire à la suite du renversement, en septembre 1955, d'une dictature totalitaire. Le gouvernement révolutionnaire, décidé à restaurer le plus rapidement possible le régime républicain et démocratique de la Constitution de 1853, s'est trouvé dans l'obligation de maintenir l'état de siège prévu par cette Constitution, ce qui implique parfois la nécessité d'imposer, en ce qui concerne la garantie constitutionnelle du respect des formes légales, un minimum de restrictions aux droits de l'individu. Le gouvernement a prévu des élections pour 1957. Il convient de signaler que l'état de siège en vigueur, situation juridique prévue par la Constitution, a mis un terme à l'« état de guerre interne : dans lequel la dictature déposée tenait le pays, en violation des règles constitutionnelles. Au surplus, une des premières mesures adoptées par le gouvernement révolutionnaire a été de garantir l'indépendance absolue du pouvoir judiciaire. L'allégation selon laquelle certaines des personnes arrêtées se seraient vu arbitrairement refuser le droit de recours à l'habeas corpus, outre qu'il s'agit d'une accusation gratuite, ne pourrait donner lieu, de toute façon, à une intervention du pouvoir exécutif, mais à un recours des intéressés eux-mêmes devant les tribunaux compétents.
- 257. Le gouvernement joint à sa réponse une liste, établie dans l'ordre alphabétique, des personnes mentionnées par l'organisation plaignante qu'il n'a pas été possible d'identifier, pour les raisons indiquées plus haut. En tout cas, aucune des personnes énumérées ne se trouve détenue. Il peut s'agir, tout au plus, de contrevenants punis pour avoir commis des infractions ou des délits simples. Les peines d'emprisonnement pour ces catégories de délits ne peuvent dépasser trente jours. Les codes de délits relèvent de la compétence exclusive des diverses provinces ; en règle générale, les contraventions font l'objet d'une procédure sommaire à deux degrés, le prévenu pouvant produire des preuves et faire appel en justice. En outre, le contrevenant peut arriver, en recours extraordinaire, pour violation de la Constitution, devant la Cour suprême du pays. La législation des provinces garantit le respect de la procédure légale dans le jugement des contraventions et des délits. Le gouvernement signale que si l'organisation plaignante fournissait des informations supplémentaires permettant d'identifier les personnes en question (carte d'identité, date et lieu de l'arrestation, province, etc.), il serait peut-être possible de procéder à une enquête plus approfondie. En tout cas, il s'agit de contrevenants aux lois et règlements qui, à la date de la réponse du gouvernement, avaient déjà accompli leur peine ou n'avaient jamais été emprisonnés.
- 258. Enfin, le gouvernement fait mention des autres accusations auxquelles il est impossible de répondre de façon détaillée, en raison de leur caractère vague et imprécis. Il n'a pas été possible de vérifier un seul cas des tortures qui auraient été infligées à des détenus. Le gouvernement fait remarquer que la C.T.A.L n'a pas indiqué devant quelle juridiction les membres de la famille des personnes torturées auraient porté plainte. Les tribunaux sont toujours prêts à donner rapidement la suite qui convient aux plaintes relatives à l'emprisonnement et à la torture de personnes, faits qui sont d'ailleurs des délits aux termes de la législation argentine. En ce qui concerne les allégations relatives à la liberté de la presse, le gouvernement indique que 847 quotidiens et revues sont publiés dans le pays. Sur ce chiffre, six périodiques seulement sont la propriété de l'Etat, et, d'ailleurs, les directeurs de ces six périodiques jouissent, comme les autres, de la liberté d'opinion. Il est facile d'imaginer quel énorme pourcentage de ces publications soutiennent des idées contraires à celles du gouvernement. Il s'est révélé nécessaire, dans certains cas, et pour des raisons de sécurité, d'interdire la circulation de certains périodiques - et non la liberté d'expression - parce qu'une certaine presse répondait aux directives de la dictature renversée et avait adopté une attitude nettement subversive. La Cour suprême du pays a reconnu comme légitimes ces restrictions à l'une des libertés individuelles pendant l'état de siège. Il convient toutefois de signaler que des journaux et revues exprimant les tendances les plus diverses jouissent d'une entière liberté d'expression et que de multiples assemblées et réunions publiques, politiques et syndicales, se sont tenues en toute liberté. Aucun parti politique, pas même le Parti communiste argentin, ne s'est vu refuser l'autorisation d'organiser des réunions publiques. Depuis le mois de septembre 1955, plus de 2.000 conférences politiques ont été faites à la radio par des orateurs de tendances diverses.
- Communication du 19 février 1957
- 259. Dans cette communication, le gouvernement argentin déclare que sur les 11 personnes figurant sur la liste des personnes arrêtées et mises à la disposition du pouvoir exécutif et transmise par une lettre du 7 novembre 1956, quatre ont été relâchées (l'une d'elles ayant choisi de quitter le pays) et qu'il examine actuellement le cas des autres personnes arrêtées.
- Le 14 février, le ministre de l'Intérieur, M. Carlos Alconoda Aramburu, a fait la déclaration suivante : « Le gouvernement révolutionnaire, respectueux des droits de l'homme et de la légalité, n'a arrêté personne en raison de ses convictions politiques. Ce n'est que dans les cas prouvés de subversion compromettant la paix sociale ou de sabotage contre le patrimoine national, que le gouvernement s'est vu contraint d'exercer les pouvoirs que lui confère l'article 23 de la Constitution. »
- Le gouvernement communique également le texte d'un jugement de la Cour suprême, daté du 28 décembre 1956, rejetant l'appel interjeté par M. Rubens Iscaro et d'autres à propos d'un refus d'habeas corpus. En ce qui concerne les journaux Vocero, Derechos del Hombre, El Federal (organe de l'ancien Parti gouvernemental de la province de Córdoba) et Lucha Obrera (organe du Parti socialiste révolutionnaire national allié à l'ancien Parti gouvernemental), le gouvernement déclare que leur publication a été suspendue en raison du fait qu'ils se livraient à une propagande subversive en faveur du régime aboli par la révolution.
- 260. Dans une déclaration faite le 19 février 1957, le contrôleur de la Confédération générale du travail a indiqué que, du fait que les élections du premier degré s'étaient déroulées dans les syndicats de l'ensemble du pays et que ceux-ci avaient été rendus aux adhérents, on procède actuellement aux élections dans les fédérations, ce qui aura pour effet de mettre fin au régime de contrôle. Il signalait que la Fédération des travailleurs de l'électricité et des forces motrices avait été la première à être rendue à ses autorités légitimes, lesquelles ont été élues par les travailleurs lors d'élections vraiment démocratiques. Le contrôleur terminait sa déclaration en notant que l'assemblée extraordinaire des travailleurs de l'électricité et des forces motrices avait approuvé tout ce qui avait été fait sous le régime de contrôle et que les autres fédérations seraient, à leur tour, rendues rapidement aux travailleurs. Le gouvernement ajoute que 80 pour cent des syndicats (3.217 sur 4.263) ont été rendus à leurs propres administrations à la suite de nouvelles élections et que la même mesure sera prise en ce qui concerne les syndicats restants. En ce qui concerne les fédérations, le gouvernement indique que des élections ont déjà été organisées dans 25 d'entre elles, et que des élections pour les autres auront lieu d'ici la fin du mois de mars. La Confédération générale du travail sera enfin à son tour l'objet de mesures analogues.
B. B. Conclusions du comité
B. B. Conclusions du comité
- 261. Les allégations que le Comité est appelé à examiner se rapportent à diverses mesures gouvernementales prises à la fin de l'année 1955 et au cours des premiers mois de 1956, c'est-à-dire pendant une période de graves troubles politiques en Argentine, où le régime de la loi martiale était alors en vigueur. Le gouvernement auquel l'organisation plaignante attribue de tels actes est un gouvernement révolutionnaire qui a pris le pouvoir en septembre 1955. Par conséquent, en examinant les diverses allégations présentées, il y a lieu de tenir compte de la situation politique dans laquelle se trouvait le pays et de l'aspect politique des actes gouvernementaux faisant l'objet de la plainte. Précédemment, dans de nombreux cas dans lesquels le Comité avait été appelé à examiner des allégations contre des pays qui se trouvaient dans un état de crise politique ou venaient de passer par une période de troubles graves (guerre civile, révolution, etc.), il avait considéré comme nécessaire, en étudiant les diverses mesures prises par les gouvernements, y compris certaines mesures à l'encontre d'organisations syndicales, de tenir compte de telles circonstances exceptionnelles pour se prononcer sur ces allégations quant au fond. Il est bien connu que l'Argentine vient de passer par une période révolutionnaire et que le fonctionnement normal de ses institutions n'est pas encore pleinement rétabli. Ainsi, les diverses allégations présentées par la Confédération interaméricaine des travailleurs doivent être examinées en tenant compte des faits mentionnés ci-dessus.
- Allégations relatives à la détention de syndicalistes et de travailleurs
- 262. La majeure partie des allégations présentées par l'organisation plaignante a trait à la détention de syndicalistes et de travailleurs. Il apparaît, d'après les réponses du gouvernement, qu'à la date du 7 novembre 1956, 11 personnes seulement sur les centaines de personnes mentionnées par l'organisation plaignante étaient encore détenues par le gouvernement. D'après la réponse postérieure du gouvernement, en date du 19 février 1957, il ne restait sur ces 11 personnes, que 7 personnes en détention, 3 personnes ayant été remises en liberté et une quatrième ayant opté pour le droit de quitter le pays. Le gouvernement étudie la situation des personnes encore détenues. De l'avis du gouvernement, du fait que l'arrestation des intéressés a été ordonnée par un agent de l'autorité spécifiée dans la Constitution, les garanties juridiques prévues par la loi ont été respectées. Le pouvoir exécutif s'est borné à appliquer une mesure de sécurité préventive et non de caractère punitif, et les personnes arrêtées peuvent mettre immédiatement fin à cette mesure de sécurité en observant la procédure constitutionnelle qui leur donne la faculté de quitter le territoire argentin, comme l'a fait un des intéressés. Le ministre de l'Intérieur a déclaré, le 14 février 1957, que les personnes détenues n'ont pas été arrêtées pour des raisons d'idéologie politique, mais pour des actes prouvés de subversion, de sabotage ou de dommages compromettant sérieusement la paix sociale. En outre, le gouvernement déclare qu'il n'a pu constater de traces des tortures alléguées. En tout cas, l'action appropriée au criminel n'a pas été engagée devant les tribunaux, auprès desquels les parents des intéressés peuvent engager une action concernant les affaires de cet ordre.
- 263. Dans les nombreux cas dans lesquels le Comité a été appelé à examiner des allégations relatives à l'application de mesures de caractère strictement politique telles que la loi martiale, il a toujours exigé que les informations communiquées par les gouvernements soient suffisamment précises et détaillées pour lui permettre de conclure que les arrestations en question n'étaient aucunement la conséquence d'activités syndicales. Dans le cas présent, le gouvernement argentin a fait une enquête approfondie sur la question et a communiqué au Comité des informations détaillées portant notamment sur la date de libération de 110 personnes, ainsi qu'une liste de 42 personnes dont l'identité n'était pas donnée avec suffisamment de précision par l'organisation plaignante pour permettre de procéder à une enquête approfondie à leur égard, et pour lesquelles le gouvernement ne dispose pas de documents mentionnant qu'elles aient été détenues.
- 264. La question des motifs justifiant la mise en vigueur de mesures exceptionnelles telles que la loi martiale ou autres mesures analogues est en dehors de la compétence du Comité, sauf pour autant qu'elle peut avoir des conséquences sur l'exercice des droits syndicaux.
- 265. Le gouvernement déclare que les arrestations des 7 personnes encore emprisonnées ont été ordonnées en respectant scrupuleusement les garanties constitutionnelles en la matière. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un cas où une pénalité est infligée, mais plutôt d'une mesure provisoire de sécurité à laquelle les intéressés peuvent mettre fin à tout moment en usant des droits qui leur sont reconnus en vertu de l'article 23 de la Constitution. La Cour suprême constitutionnelle de l'Argentine a déclaré que ce type de restriction apportée aux libertés individuelles est légitime en période de crise. En outre, les personnes arrêtées disposent de procédures administratives et judiciaires pour leur défense ; s'il est vrai, comme l'indique l'organisation plaignante elle-même, que dans certains cas les tribunaux se sont refusés à délivrer des ordonnances d'habeas corpus (voir paragraphe 261 ci-dessus), ce fait même implique que l'on reconnaît que chacun des intéressés est en mesure de se défendre conformément à la procédure judiciaire normale.
- 266. Le gouvernement donne l'assurance que dans chacun des cas les garanties prévues par la loi ont été respectées et que l'autorité judiciaire suprême du pays, qui est indépendante du pouvoir exécutif, a confirmé la légalité de l'action gouvernementale. Toutefois, ce qui intéresse le Comité de la liberté syndicale n'est pas de savoir si les actes en question sont légaux selon la loi argentine, question pour laquelle les conclusions de la Cour suprême constitutionnelle de l'Argentine ont évidemment un caractère définitif, mais si les pouvoirs juridiques conférés au gouvernement argentin par la législation nationale ont été exercés d'une manière incompatible avec la liberté syndicale. Le Comité a toujours souligné l'importance du respect des garanties légales dans les cas où des syndicalistes sont inculpés de délits de caractère politique ou de délits visés par la législation ordinaire. Il a exprimé l'opinion qu'accorder la liberté à un syndicaliste à condition qu'il quitte le pays, ne peut être considéré comme compatible avec le libre exercice des droits syndicaux. Le respect des garanties légales ne semble pas assuré si, en vertu de la législation nationale, l'état de siège a pour conséquence qu'un tribunal auquel il est demandé d'appliquer l'habeas corpus ne peut procéder et ne procède effectivement pas à un examen de l'affaire quant au fond. La question, dans un tel cas, n'est pas de savoir si le pouvoir judiciaire est indépendant, mais si la loi qu'il est appelé à appliquer est compatible avec le principe de la liberté syndicale et procure des garanties satisfaisantes d'une examen indépendant et impartial quant au fond des cas dans lesquels un syndicaliste est accusé de délit politique. Compte tenu de toutes ces circonstances, le Comité, tout en reconnaissant le caractère exceptionnel de la situation en Argentine et en notant que seulement 7 des personnes nommées par l'organisation plaignante se trouvent encore détenues, estime approprié d'attirer l'attention du gouvernement sur l'importance qu'il a toujours attachée au respect des garanties légales dans de tels cas et sur le fait que ces personnes devraient bénéficier d'un jugement impartial, quant au fond, sur les accusations motivant leur détention.
- Allégations relatives à la répression du mouvement syndical
- 267. L'organisation plaignante allègue en termes généraux l'existence, en Argentine, d'un mouvement de répression contre toutes les organisations syndicales. Elle affirme que certaines réunions syndicales ont été interdites et allègue que les membres des forces armées ont été désignés pour gérer les diverses organisations syndicales, bien que ces personnes n'aient aucun caractère représentatif. Le gouvernement nie que de telles mesures de répression aient été prises, puisqu'un des objectifs formulés dans la déclaration de principe du gouvernement révolutionnaire est précisément le rétablissement de la liberté syndicale. En vue de mettre fin à la corruption administrative qui sévissait dans les diverses organisations syndicales en raison de la vénalité des dirigeants imposés par la dictature qui a été renversée, le gouvernement s'est vu obligé de désigner des personnes chargées d'administrer la Confédération générale du travail et les syndicats affiliés. Ces personnes avaient pour mission de garantir des élections libres et honnêtes dans les organisations en question au cours d'un délai raisonnable (150 jours à partir du 1er mai 1956). Le gouvernement précise dans sa communication du 19 février 1957 que les élections ont eu lieu dans les 4.263 syndicats existants, que 3.217 de ceux-ci ont été rendus à leur propre administration et que des élections auront lieu dans les fédérations d'ici la fin du mois de mars, élections qui auront pour résultat de rendre aux travailleurs le contrôle des fédérations. Ensuite, déclare le gouvernement, la Confédération générale du travail fera l'objet de mesures analogues.
- 268. En ce qui concerne les allégations relatives à la répression des activités syndicales et à l'interdiction de réunions syndicales, il convient de faire observer que ces allégations sont de nature générale et ne mentionnent pas de cas précis d'interdiction de réunions, ou d'autres mesures de répression en dehors de celles qui sont mentionnées dans les paragraphes précédents (arrestations, etc.). Il y a lieu également de rappeler que le régime légal des organisations de travailleurs mis en vigueur par le présent gouvernement (décret no 9270 du 23 mai 1956) annulant l'ancienne législation sur les syndicats qui avait fait l'objet d'observations formulées par le Comité- garantit expressément le droit de réunion sans autorisation préalable (section 16 du décret).
- 269. En ce qui concerne la désignation de personnes chargées d'administrer la Confédération générale du travail, le gouvernement reconnaît qu'il a été procédé à des désignations et déclare que cette mesure a été rendue nécessaire par la corruption de l'administration des syndicats, dont les fonctionnaires avaient été nommés par le gouvernement précédent. Ces mesures avaient pour objet de permettre de tenir des élections libres dans un délai raisonnable. En période normale, une intervention de cet ordre apparaîtrait incompatible avec la liberté syndicale. Toutefois, il convient de rappeler, comme il a été signalé à l'occasion des allégations précédentes, que cette mesure avait un caractère provisoire et avait été prise par un gouvernement révolutionnaire à l'encontre d'organisations syndicales, qui, à son avis, étaient contrôlées par le gouvernement qui venait d'être renversé. Dans le cas no 12 (Argentine), le Comité a examiné la situation résultant de ce contrôle de la Confédération générale du travail exercé par le gouvernement précédent, et le Conseil d'administration a recommandé au gouvernement argentin de réexaminer la législation et la pratique alors en vigueur. Il semblerait que les mesures prises par le gouvernement actuel étaient destinées à donner suite à cette recommandation antérieure du Conseil d'administration et qu'à l'heure actuelle (février 1957) l'objectif visé par l'action gouvernementale soit en voie de réalisation puisque des élections syndicales au premier degré ont eu lieu, que la gestion des syndicats en question a été remise aux dirigeants ainsi élus et que des élections similaires auront lieu au sein des fédérations qui passeront à la suite de cela aux mains des travailleurs eux-mêmes.
- 270. Dans ces conditions, le Comité considère que l'intervention dans la gestion de la Confédération générale du travail et des syndicats affiliés, reconnue par le gouvernement, était une mesure exceptionnelle, de nature entièrement provisoire, prise au cours d'une période de transition vers une situation normale qui est progressivement rétablie par le moyen de libres élections. Le Comité recommande donc au Conseil d'administration de noter que le retour à une situation syndicale normale est en bonne voie et de réaffirmer l'importance qu'il attache à ce que tous les travailleurs puissent de nouveau fonder des organisations de leur choix et y adhérer librement. Le Comité recommande également au Conseil d'administration de décider que les allégations concernant la répression des activités syndicales et l'interdiction de réunions syndicales sont trop vagues pour permettre leur examen quant au fond.
- Allégations relatives à la presse syndicale
- 271. L'organisation plaignante allègue que l'on a interdit la publication des journaux Unidad Sindical, Vocero, Lucha Obrera, El Federal, Derechos del Hombre, et d'autres périodiques, et que l'on a procédé à l'arrestation des personnes qui vendaient Nuestra Palabra. De son côté, le gouvernement déclare que les mesures de restriction imposées aux quotidiens mentionnés par l'organisation plaignante ont été prises sur la base de l'état de crise qui justifiait, ainsi que la Cour suprême de justice l'a reconnu dans différents jugements, une limitation, pour des motifs de sécurité, de la liberté d'une certaine section de la presse « directement subversive et hostile à la révolution... et suivant les directives des partisans de l'ex dictateur en fuite ». Le gouvernement ajoute que la publication des journaux Vocero, Derechos del Hombre et El Federal (organe de l'ancien Parti gouvernemental) et Lucha Obrera (organe du parti socialiste révolutionnaire national allié à l'ancien Parti gouvernemental) a été suspendue parce qu'il se livraient à une propagande subversive et déclarée en faveur du régime aboli par la révolution. En dehors de ces cas, d'après la déclaration du gouvernement, les publications jouissent d'une entière liberté d'opinion, il n'est pas porté atteinte à la liberté d'expression et les activités publiques, politiques et syndicales s'exercent en toute liberté, tandis qu'il est fait librement usage de la radio pour la propagande politique. Le gouvernement indique que les mesures de restriction imposées pendant l'état de crise ont un caractère temporaire et que le pays doit revenir à une situation constitutionnelle normale au moyen d'élections au cours de l'année 1957. D'après le gouvernement, la défense des objectifs d'une révolution implique parfois la nécessité d'imposer un minimum de restrictions aux droits individuels, conformément à des dispositions expresses de la Constitution.
- 272. Antérieurement, dans divers cas relatifs à la liberté de la presse, le Comité a considéré qu'il n'était pas appelé à examiner les questions relatives à la liberté de la presse en général, mais qu'il était seulement compétent pour se saisir de questions qui se rapportent spécifiquement à des publications syndicales, puisque, ainsi qu'il est déclaré dans le cas no 101 (Royaume-Uni-Guyane britannique) « le droit d'exprimer des opinions au moyen de journaux ou de publications constitue un élément essentiel de la liberté syndicale ».
- 273. Dans le cas présent, parmi les publications dont le gouvernement a reconnu avoir restreint la distribution, seule Unidad Sindical semble, d'après son titre et faute d'autres précisions, être un organe syndical ou professionnel. Néanmoins, il convient de noter que l'organisation plaignante n'a pas apporté de preuve que la distribution des publications syndicales ait été entravée du fait de leur caractère syndical. Il semble, d'après les explications du gouvernement, que les mesures de restriction imposées pendant une période révolutionnaire et un état de crise n'étaient pas fondées sur le caractère syndical de ces publications, mais seulement sur leur caractère « directement subversif », et que les mesures de restriction avaient pour objet une limitation de la liberté générale de la presse imposée pour des raisons de caractère politique et non à des fins de répression du mouvement syndical. Dans ces conditions, le Comité, tout en soulignant l'importance de la liberté de la presse syndicale en tant qu'élément essentiel de la liberté syndicale, considère que les mesures de restriction imposées par le gouvernement révolutionnaire argentin à certaines publications pendant la période de crise paraissent avoir été fondées principalement sur des raisons de caractère politique général. Tout en tenant compte de la nature exceptionnelle de ces mesures, le Comité recommande au Conseil d'administration d'attirer l'attention du gouvernement sur l'importance qu'il y a à assurer le respect de la liberté des publications syndicales.
Recommandation du comité
Recommandation du comité
- 274. En conclusion, le Comité recommande au Conseil d'administration:
- a) d'exprimer sa satisfaction pour les mesures prises par le gouvernement en vue de la restauration complète de la liberté syndicale et du plein respect des droits syndicaux ;
- b) d'attirer l'attention du gouvernement et des syndicalistes argentins sur le texte de la résolution concernant l'indépendance du mouvement syndical adoptée par la Conférence internationale du Travail à sa 35ème session (Genève, 1952)" et aux termes de laquelle « il est indispensable de préserver, dans chaque pays, la liberté et l'indépendance du mouvement syndical afin de mettre ce dernier en mesure de remplir sa mission économique et sociale indépendamment des changements politiques qui peuvent survenir » ; lorsque les syndicats décident d'entreprendre une action politique permise par la loi, ils doivent faire en sorte que cette action ne soit pas « de nature à compromettre la continuité du mouvement syndical ou de ses fonctions sociales et économiques quels que soient les changements politiques qui peuvent survenir dans le pays » ; de même, « lorsqu'ils s'efforcent d'obtenir la collaboration des syndicats pour l'application de leur politique économique et sociale, les gouvernements devraient avoir conscience que la valeur de cette collaboration dépend dans une large mesure de la liberté et de l'indépendance du mouvement syndical, considéré comme facteur essentiel pour favoriser le progrès social, et ils ne devraient pas chercher à transformer le mouvement syndical en un instrument politique qu'ils utiliseraient pour atteindre leurs objectifs politiques. Ils ne devraient pas non plus essayer de s'immiscer dans les fonctions normales du syndicat, en prenant prétexte de ses rapports librement établis avec un parti politique » ;
- c) de noter l'assurance donnée par le gouvernement que les personnes arrêtées et maintenues en détention préventive ne l'ont été que dans des cas prouvés de subversion ou de sabotage, de noter également que le cas des personnes qui sont toujours en prison est à l'examen, et de souligner l'importance qu'il y a de faire en sorte que toute personne détenue jouisse intégralement des pleines garanties accordées par la loi, afin qu'une autorité judiciaire indépendante puisse, dans un délai raisonnable, procéder à un examen objectif quant au fond des accusations motivant cette détention;
- d) de noter que la désignation par le gouvernement de personnes chargées de la gestion de la Confédération générale du travail était une mesure de crise prise après une révolution afin de permettre aux organisations qui avaient été contrôlées par le précédent gouvernement de procéder à des élections libres ; de noter que de telles élections sont maintenant pratiquement achevées et que le retour à une situation syndicale normale est en bonne voie, et de réaffirmer l'importance qu'il attache au rétablissement complet d'une situation dans laquelle les travailleurs et les employeurs sans distinction d'aucune sorte ont le droit d'établir des organisations de leur choix sans autorisation préalable et, sous la seule réserve des règles en vigueur pour l'organisation intéressée, d'y adhérer ; dans cet état de choses, les organisations de travailleurs et d'employeurs ont le droit d'élaborer leurs constitutions et règlements, d'élire leurs représentants en toute liberté, d'organiser leur gestion et leurs activités et de formuler leur programme, et les autorités publiques s'abstiennent de toute intervention susceptible de restreindre ce droit ou d'en entraver l'exercice ;
- e) de mettre, en ce qui concerne les allégations relatives à la liberté de la presse, l'accent sur l'importance qu'il attache au principe de la liberté des publications syndicales en tant qu'élément de la liberté syndicale, ainsi qu'à l'application de ce principe.