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- 36. Par une communication en date du 24 avril 1959, adressée directement au B.I.T, l'association « La Fraternidad » (Sociedad de Personal Ferroviario de Locomotoras), Buenos-Aires, a déposé une plainte selon laquelle il aurait été porté atteinte à l'exercice des droits syndicaux en Argentine. Cette plainte a été communiquée au gouvernement, pour observations, par une lettre en date du 7 mai 1959.
- 37. A sa vingt-deuxième session (Genève, mai 1959), en l'absence des observations gouvernementales, le Comité a décidé d'ajourner l'examen du cas à sa prochaine session, décision qui a été portée à la connaissance du gouvernement par une lettre en date du 5 juin 1959.
- 38. Le gouvernement a fait parvenir sa réponse par une communication en date du 16 septembre 1959.
- 39. L'Argentine a ratifié la convention (no 98) sur le droit d'organisation et de négociation collective, 1949, mais elle n'a pas ratifié la convention (no 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948.
A. A. Allégations des organisations plaignantes
A. A. Allégations des organisations plaignantes
- 40. La plainte de «La Fraternidad » porte sur la mobilisation du personnel des chemins de fer, décrétée le 27 novembre 1958, et sur les conséquences de cette mesure pour les cheminots. L'organisation plaignante donne des événements la description suivante.
- 41. Au mois de novembre 1958, des négociations s'engagèrent entre la Fédération des cheminots, représentée par ses deux organisations constituantes: l'Union Ferroviaria et La Fraternidad, et la Compagnie des chemins de fer de l'Etat en vue du règlement des arriérés résultant d'un accord aux termes duquel une augmentation de salaire avait été accordée aux cheminots avec effet rétroactif. Alors que les travailleurs demandaient le paiement immédiat et global de cet arriéré, la Compagnie entendait éteindre sa dette au moyen de versements successifs sous la forme d'acomptes bimensuels. En raison des progrès de l'inflation et de la diminution du pouvoir d'achat de la monnaie qui en est la conséquence, les travailleurs n'ont pas cru pouvoir accepter la méthode qu'entendait leur imposer la Compagnie et, pour protester contre l'attitude intransigeante des chemins de fer de l'Etat et dans l'espoir de faire triompher leur propre point de vue, les syndicats des cheminots déclenchèrent un mouvement de grève partiel.
- 42. En réponse à ce mouvement, le gouvernement, par un décret no 10394/58 du 27 novembre 1958, décida la mobilisation militaire de tout le personnel des chemins de fer en même temps qu'il plaçait l'Union Ferroviaria sous le contrôle d'un administrateur militaire.
- 43. «La Fraternidad », de son côté, qui avait donné à ses adhérents un ordre de grève à la suite de la mobilisation, annula cet ordre après avoir reçu la promesse des autorités civiles et militaires qu'elle ne serait pas affectée en tant que syndicat en dépit des dispositions du décret de mobilisation. Malgré cette promesse, affirment les plaignants, et malgré la disposition d'un texte postérieur (décret no 1391/59) qui reconnaît la liberté syndicale à «La Fraternidad », les autorités militaires qui contrôlent les chemins de fer ignorent «La Fraternidad » et maintiennent leur gestion autoritaire.
- 44. Dans sa réponse, le gouvernement déclare tout d'abord que, dès son arrivée au pouvoir, il s'est efforcé de restaurer une situation économique compromise et, à cette fin, de mettre sur pied un régime tendant à garantir de saines relations professionnelles et à assurer la paix sociale. C'est ainsi que la loi no 14455 sur les syndicats a été promulguée et qu'en outre, le gouvernement, par tous les moyens constitutionnels et administratifs à sa disposition, a mis tout en oeuvre pour sauvegarder les droits des travailleurs.
- 45. Il n'en reste pas moins - déclare le gouvernement - qu'une série de mouvements divers, d'inspiration essentiellement politique, se sont déclenchés en Argentine dans le but de mettre en échec le régime établi et d'empêcher les autorités d'accomplir leurs fonctions constitutionnelles. Parmi ces mouvements, une vague de grèves a déferlé sur le pays qui n'avait pas pour but la défense ou la promotion des intérêts des travailleurs. Le gouvernement cite plusieurs exemples de grèves de cette sorte qu'il qualifie de «grèves insurrectionnelles».
- 46. En ce qui concerne le contrôle militaire de certains syndicats, le gouvernement déclare qu'il s'agit là d'une conséquence normale de l'état d'urgence. Il signale d'ailleurs que, seuls soixante syndicats sur un total de deux cent soixante-sept, ont été placés sous contrôle militaire et que, parmi ces soixante syndicats, la plupart se trouvaient sans dirigeants au moment de leur mise sous contrôle. De même, ajoute le gouvernement, la suspension des activités syndicales serait une conséquence logique et licite de la mobilisation. Le gouvernement déclare que, tant la Cour d'appel fédérale que les juges de la Haute Cour ont estimé - à l'occasion d'actions intentées par certains travailleurs mobilisés - que le gouvernement a agi dans le cadre des pouvoirs constitutionnels qui lui sont consentis à l'occasion de toutes les mesures prises par lui.
- 47. Pour conclure ses observations générales, le gouvernement affirme qu'il ne saurait porter atteinte au droit de grève des syndicats puisque aussi bien ce droit est garanti expressément par l'article 14 bis de la Constitution nationale; toutefois, ajoute le gouvernement, encore faut-il qu'il s'exerce dans le respect des lois qui le réglementent.
- 48. Le gouvernement répond ensuite aux allégations spécifiques formulées par l'organisation plaignante, allégations qu'il reprend une à une.
- 49. Les plaignants allèguent que la mobilisation des cheminots aurait eu pour conséquence que la conclusion des pourparlers sur la convention relative à l'échelle des salaires (voir paragraphe 41 ci-dessus) serait indéfiniment remise alors qu'il restait, notamment, à en fixer la date d'entrée en vigueur. Le gouvernement déclare, en réponse à cette allégation, que la Compagnie des chemins de fer de l'Etat avait accepté immédiatement la demande des travailleurs de voir leurs salaires augmentés rétroactivement. Cette augmentation, précise le gouvernement, correspondait à un accroissement de salaire de 125 pour cent par rapport aux taux en vigueur au 1er février 1956 et impliquait pour la Compagnie le paiement de 5.000 millions (5.000.000.000) de pesos argentins. Il n'y a pas eu d'ajournement dans les négociations portant sur l'accord puisque celui-ci avait été accepté; les délais survenus sont la conséquence du refus des travailleurs d'accepter le mode de paiement par voie d'acomptes suggéré par la Compagnie.
- 50. Les plaignants allèguent ensuite que toutes les négociations portant sur les problèmes syndicaux du personnel se sont trouvées suspendues dans les administratifs ferroviaires à la suite de la mobilisation. Le gouvernement ne conteste pas ce fait. Il l'explique en indiquant que les travailleurs étant passés sous l'autorité militaire et faisant, en raison de leur mobilisation, partie intégrante de l'armée, ils ne jouissaient plus des droits syndicaux et étaient uniquement soumis à la discipline militaire.
- 51. A l'allégation selon laquelle les pourparlers relatifs à une demande d'augmentation d'urgence des salaires - formulée en raison de la hausse du coût de la vie - auraient été ajournés, le gouvernement répond que le différend ne portait pas sur l'augmentation en elle-même, mais bien sur le mode de paiement de cette augmentation ainsi qu'il a été dit plus haut. Il n'aurait du reste pas été possible à la Compagnie de réunir la somme de 5.000 millions de pesos en un mois comme le demandaient les travailleurs et comme ils n'ont cessé de le demander depuis.
- 52. Les plaignants allèguent que la fermeture des locaux syndicaux, qui sont gardés par les forces armées, empêcherait la tenue des réunions et congrès régionaux syndicaux. Tout en reconnaissant que, lorsque cela a été nécessaire, certains locaux syndicaux ont été fermés, le gouvernement déclare que l'organisation plaignante n'a pas été placée sous contrôle militaire et que la mobilisation n'a pas eu pour effet d'empêcher les activités de cette organisation tant que ces activités ne sont pas entrées en conflit avec les dispositions du décret de mobilisation.
- 53. D'après les plaignants, les élections pour le renouvellement des organes de direction et d'exécution du syndicat ont dû être ajournées de même que l'élection de représentants à la Direction générale de l'assistance et de la prévoyance sociale des chemins de fer, à la Direction de la Caisse des pensions des cheminots, à la Direction de la Compagnie des chemins de fer et au Comité central confédéral. Le gouvernement répond à cela que la suspension de l'exercice des droits syndicaux est la conséquence de la mobilisation. Il précise que la mobilisation n'implique en rien l'abolition de ces droits, mais en entraîne simplement la suspension dans une certaine mesure.
- 54. Les plaignants allèguent que plus d'une centaine de membres de « La Fraternidad » auraient été l'objet de condamnations allant de quelques jours a plus d'un an de prison. Ces condamnations, purgées dans des unités disciplinaires de l'armée ou de la marine, auraient été infligées pour infraction aux règlements militaires. Dans sa réponse, le gouvernement indique que les travailleurs mobilisés étaient astreints à la discipline militaire et que toute infraction à cette discipline entraîne les punitions prévues par le Code de discipliné militaire.
- 55. Les plaignants affirment enfin que l'entrée en vigueur de la mobilisation s'est assortie d'une prolifération de mesures d'ordre typiquement militaire qui sont incompatibles avec la convention fixant l'échelle des salaires et avec les règlements et les lois qui président aux relations professionnelles dans les chemins de fer. Aux dires des plaignants, ces mesures marquent la perte des droits et conquêtes du personnel, fruits de nombreuses années d'effort. Le gouvernement ne nie pas que des mesures aient été prises; celles-ci découlent logiquement de la mobilisation. Il nie par contre qu'elles aient impliqué l'abandon ou la suspension des droits découlant d'accords sur les salaires ou autres questions professionnelles.
- 56. En conclusion, le gouvernement déclare que la meilleure preuve du respect qu'il professe pour les droits des travailleurs est qu'il a abrogé les mesures temporaires de mobilisation. Un décret no 8200 du 30 juin 1959, a démobilisé, en effet, les cheminots, et la situation du mouvement syndical est redevenue entièrement normale.
- 57. Le Comité a déjà examiné, à l'occasion d'un cas antérieur, une plainte portant sur la même mobilisation des travailleurs des chemins de fer argentins. Les faits allégués étaient semblables et la réponse du gouvernement sensiblement identique à celle qui a été présentée dans le cas présent.
- 58. Le Comité avait constaté à cette occasion que la mobilisation des travailleurs intéressés avait eu pour effet de soumettre lesdits travailleurs aux dispositions du Code militaire et au régime administratif disciplinaire. Il avait constaté en outre que, bien que la mesure adoptée par le gouvernement argentin ne fût pas destinée à restreindre les droits syndicaux en tant que tels, mais qu'elle ait été motivée par la situation d'exception créée par la grève des chemins de fer, dans la pratique, ces droits s'en étaient néanmoins trouvés affectés.
- 59. Il avait estimé alors qu'il ne paraissait pas avoir existé un état de crise nationale aiguë tel que celui que le Comité avait constaté dans un cas intéressant les Etats-Unis où il avait eu à connaître d'une réquisition des chemins de fer qui avaient été placés sous le contrôle de l'armée et où il avait conclu que le cas n'appelait pas un examen plus approfondi uniquement après avoir constaté que ladite réquisition n'avait pas constitué une mesure arbitraire, mais avait été motivée par des considérations d'intérêt général dans des circonstances très particulières de crise nationale, puisqu'il s'agissait d'assurer l'envoi de fournitures et de munitions aux troupes des Nations Unies engagées en Corée, et que la mesure de réquisition n'avait été prise qu'une fois épuisés tous les moyens de solution du conflit prévus par la loi.
- 60. Dans ces conditions, à l'occasion de son examen du cas antérieur mentionné plus haut et relatif à la mobilisation des cheminots argentins, le Comité avait recommandé au Conseil d'administration d'attirer l'attention du gouvernement sur la possibilité d'abus que comporte la mobilisation des travailleurs lors de conflits du travail et de souligner l'inopportunité qu'il y a à avoir recours à de semblables mesures si ce n'est afin de permettre le fonctionnement des services essentiels dans des circonstances de la plus haute gravité.
- 61. Les circonstances du cas d'espèce étant les mêmes que celles du cas dans lequel le Comité a fait la recommandation rappelée au paragraphe précédent, le Comité estime qu'il convient pour lui d'aboutir à la même conclusion.
- 62. En ce qui concerne la mise sous contrôle militaire de certains syndicats, le Comité a déjà eu à connaître d'une situation analogue dans le cadre du cas argentin, auquel il a été fait allusion plus haut (cas no 192), de même que dans le cas no 172, également relatif à l'Argentine. A ces occasions, le Comité avait recommandé au Conseil d'administration d'attirer l'attention du gouvernement sur l'importance qu'il attache au principe généralement reconnu selon lequel les pouvoirs public doivent s'abstenir de toute intervention susceptible de limiter le droit des organisations de travailleurs d'élire leurs représentants en toute liberté et d'organiser leur gestion et leurs activités.
- 63. Le Comité se trouvant confronté, dans le cas d'espèce, avec une situation analogue, il croit devoir faire au Conseil d'administration une recommandation identique.
- 64. En ce qui concerne les condamnations dont certains travailleurs mobilisés ont été l'objet, il ressort des explications données par le gouvernement que ces mesures résultent de l'application du Code militaire auquel les intéressés étaient soumis du fait de la mobilisation et de la proclamation de l'état d'urgence.
- 65. Dans les nombreux cas où le Comité s'est trouvé saisi de plaintes relatives à de prétendues violations de la liberté syndicale exercées sous un régime d'état de siège ou d'exception, ou encore en vertu d'une loi sur la sécurité de l'Etat, le Comité - tout en indiquant qu'il n'était pas appelé à se prononcer sur la nécessité ou l'opportunité d'une telle législation, question qui relève entièrement de l'ordre politique - a estimé qu'il lui appartenait d'examiner les répercussions qu'une telle législation pouvait avoir sur les droits syndicaux.
- 66. Dans le cas présent, le Comité a constaté - comme il l'avait fait dans le cas no 192 mentionné plus haut - qu'un certain nombre de travailleurs mobilisés ont, comme l'admet le gouvernement, subi des peines en vertu d'une législation assimilable à une législation d'exception.
- 67. Dans ces conditions, le Comité, comme il l'a fait dans plusieurs cas antérieurs, recommande au Conseil d'administration d'exprimer l'espoir que le gouvernement, soucieux de voir les rapports de travail se développer dans une atmosphère de confiance mutuelle, aura recours, pour faire face aux conséquences d'une grève ou d'un lock-out, à des mesures prévues par le droit commun plutôt qu'à des mesures d'exception qui risquent de comporter, de par leur nature même, certaines restrictions à des droits fondamentaux.
- 68. Le Comité a pris note avec satisfaction de la déclaration du gouvernement selon laquelle la mesure de mobilisation des travailleurs des chemins de fer a été rapportée, permettant ainsi aux syndicats de reprendre leur activité normale. Pour cette raison, et sous réserve des observations présentées ci-dessus, il recommande au Conseil d'administration de décider qu'il serait sans objet pour lui de poursuivre plus avant l'examen du cas.
Recommandation du comité
Recommandation du comité
- 69. Dans ces conditions, le Comité recommande au Conseil d'administration:
- a) en ce qui concerne la mobilisation du personnel des chemins de fer, d'attirer l'attention du gouvernement sur le fait que la mobilisation de travailleurs lors de conflits du travail est incompatible avec l'exercice des droits syndicaux;
- b) en ce qui concerne la mise sous contrôle militaire de certains syndicats, d'attirer l'attention du gouvernement sur l'importance qu'il attache au principe selon lequel les pouvoirs publics doivent s'abstenir de toute intervention susceptible de limiter le droit des organisations de travailleurs d'élire leurs représentants en toute liberté et d'organiser leur gestion et leurs activités;
- c) en ce qui concerne les condamnations dont certains travailleurs mobilisés ont été l'objet, d'exprimer l'espoir que le gouvernement, désireux de voir les rapports de travail se développer dans une atmosphère de confiance mutuelle, aura recours, pour faire face aux conséquences résultant d'une grève ou d'un lock-out, à des mesures prévues par le droit commun plutôt qu'à des mesures d'exception qui risquent de comporter, de par leur nature même, certaines restrictions à des droits fondamentaux;
- d) de prendre note avec satisfaction de la déclaration du gouvernement selon laquelle la mesure de mobilisation des travailleurs des chemins de fer a été rapportée, permettant ainsi aux syndicats de reprendre leur activité normale, et, pour cette raison, de décider - sous réserve des observations formulées aux alinéas a), b) et c) ci-dessus - qu'il serait pour lui sans objet de poursuivre plus avant l'examen du cas.